Vers un barrage onusien au pouvoir des transnationales

31/07/2015

Paru dans Le Courrier du Vendredi 31 juillet 2015

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VERS UN BARRAGE ONUSIEN AU POUVOIR DES TRANSNATIONALES

TRAITÉ • La première session du comité de l’ONU chargé d’élaborer un traité pour obliger les multinationales à respecter les droits humains s’est tenue début juillet à Genève. Un tour de chauffe constructif.

Christophe Koessler

Sayi Nindi défend d’anciens mineurs de fond frappés par la silicose en Afrique du Sud. Avoir excavé de l’or pour le compte de multinationales leur sera fatal, la poussière ayant définitivement abimé leurs poumons: «Au bout du compte, ils sont renvoyés chez eux pour mourir», déplore l’avocate, de passage à Genève.

Accompagnée de nombreux autres délégués de pays du Sud, la jeune femme est venue chercher de l’aide auprès de l’Organisation des Nations Unies à Genève en ce début juillet. Car le groupe de travail sur les sociétés transnationales du Conseil des droits de l’homme y tenait session dans le but d’élaborer un nouveau traité obligeant ces entreprises à adopter des conduites plus responsables (lire ci-dessous). «Nous avons besoin de normes internationales pour soumettre les firmes mondiales au bien commun et contraindre nos Etats à protéger leurs citoyens», explique la juriste du Legal Resources Centre (LRC), basé à Johannesburg.

Pour les cas dont elle s’occupe, cela signifierait obliger les compagnies privées à baisser le taux de particules de silice dans l’air des mines, à informer correctement leurs employés des risques encourus et à indemniser les malades: «Aujourd’hui, la majeure partie des mineurs rentrent dans leurs campagnes sans même savoir quelle maladie ils ont contractée et quel traitement prendre. Ils ignorent qu’ils ont droit à une compensation.»

Eviter de longues procédures
Un dédommagement qui, tel qu’il existe aujourd’hui dans la loi, resterait de toute manière largement insuffisant pour couvrir les frais d’une nouvelle vie d’invalide. «En 2004, nous avons poursuivi en justice le géant minier Anglo-American de la part de vingt-quatre clients pour obtenir des indemnités dignes de ce nom. Le but était aussi de créer un précédent pour tous les autres salariés. Mais la compagnie a préféré, au final, transiger et indemniser ces mineurs là convenablement».

Le LRC est alors reparti au front et a déposé un recours collectif devant la justice sud-africaine: cinquante-six ex-travailleurs, provenant de trente-deux sociétés établies dans le pays, y représentent l’ensemble des mineurs d’or sud-africains. Si la Cour tranche en leur faveur, tous les travailleurs des mines auront alors droit à une compensation acceptable.

Lent et fastidieux, ce processus pourrait être évité à l’avenir si un traité international protégeait la santé des employés face aux investisseurs internationaux. C’est du moins l’objectif de la Campagne mondiale pour démanteler le pouvoir des multinationales et mettre fin à l’impunité, qui regroupe deux cents mouvements sociaux et ONG à travers le monde. Une coalition qui a mené une intense activité de lobbying auprès de l’ONU.

Zone de non-droit au Maroc
Parmi les autres délégués de ce réseau, Salaheddine Lemaizi place aussi ses espoirs dans la ville du bout du lac. «Seule une pression internationale peut amener le Maroc, mon pays, et les transnationales à changer d’attitude.» Le militant d’Attac donne l’exemple des zones franches au Maroc, qui ont connu un boom extraordinaire depuis le début des années 2000.
Des investisseurs étrangers y font produire, libres d’impôts, du textile et des pièces pour l’automobile et l’aéronautique principalement. De véritables «maquiladoras» du Magreb, ces usines de montage à faible valeur ajoutée connues en Amérique latine. «Ce sont des zones de non-droit, se lamente-t-il. Même la police n’y entre pas. Les entreprises de sécurité privées y font la loi».

Un tribunal international?
Le droit du travail s’y réduit à sa plus simple expression. Seuls 5% des salariés y seraient syndiqués selon les organisations de travailleurs marocaines. «Cela s’explique d’une part par les méthodes managériales et les stratégies de recrutement, mais aussi par la répression. Les salariés qui tentent de créer un syndicat sont immédiatement licenciés.» Quant aux droits sociaux, ils y sont presque inexistants: «Les multinationales font appel à des sous-traitants qui eux-mêmes engagent des intérimaires pour des contrats de trois à six mois renouvelables», explique Salaheddine Lemaizi.

La sous-traitance permet ainsi aux transnationales mandataires d’échapper à leurs responsabilités sociales. «Le traité de l’ONU vise aussi à remédier à cette faille en imposant une responsabilité solidaire entre la firme et ses sous-traitants», indique Brid Brennan, chercheuse au Transnational Institute, une ONG basée à Amsterdam.

Les premières discussions qui se sont tenues cette semaine sont encourageantes, relève-t-elle (lire-ci-dessous). «L’essentiel ensuite sera d’obtenir de forts mécanismes de mis en œuvre. Nous voulons non seulement un comité de suivi de l’ONU mais également un tribunal international chargé de juger les cas les plus problématiques.» Pour que le droit international, une fois n’est pas coutume, ne reste pas lettre morte…

Les Etats du Nord freinent des deux pieds

C’est un départ réussi pour le projet de Traité international sur les sociétés transnationales (STN) et les droits humains. Du 6 au 10 juillet derniers, cinquante-deux Etats, en grande majorité des pays du Sud, ont mis ce futur accord sur les rails lors de la première session de leur groupe de travail intergouvernemental.

Le principe avait été voté l’an dernier à l’initiative de l’Equateur, qui se bat depuis des années pour que la firme étasunienne Chevron lui verse des indemnités pour les dégâts immenses qu’elle a infligés à la forêt amazonienne. Mis sous pression depuis des décennies par les ONG et mouvements sociaux représentés à l’ONU, les gouvernements du Sud ont enfin fait un pas vers une régulation internationale contraignante.

«Nous avons observé cette semaine un engagement important de la part de ces Etats et une très forte participation de la société civile, c’est un bon début», se réjouit Brid Brennan, du Transnational Institute. Une première session marquée surtout par l’échange d’idées et de prises de position, mais qui a aussi permis de réaffirmer certains principes: «Il s’agira bien d’un groupe intergouvernemental et non d’un comité composé d’experts, qui lui aurait donné moins d’importance. D’autre part, le traité concernera en premier lieu les sociétés transnationales et aura une valeur impérative.»

Des points qui paraissaient acquis mais que l’Union européenne (UE) a voulu remettre en cause au début des débats. «L’UE a utilisé toutes sortes de tactiques pour tenter de diminuer la portée des travaux et faire durer inutilement des débats stériles», estime Brid Brennan. Les Etats européens se sont en effet opposés au processus dès le départ et tentent à tout prix d’éviter son succès, estime la chercheuse. Quant aux Etats-Unis et au Canada, ils boycottent tout simplement le processus. «Nous sommes préoccupés par le fait que les pays du Nord se montrent pro-actifs lorsqu’il s’agit de promouvoir les intérêts des multinationales dans les traités de libre-échange, et freinent des deux pieds quand il est question de protéger les droits humains de leurs méfaits.»

Le même déséquilibre se retrouve entre l’aspect contraignant des accords commerciaux, qui imposent parfois des amendes importantes à des Etats parce qu’ils protègent la santé de leurs citoyens ou l’environnement par de nouvelles lois (considérées comme des atteintes au libre-échange) et les traités de droits humains, qui ne disposent pas de mécanismes similaires.

Seul un travail d’ampleur auprès de l’opinion publique pourrait faire fléchir le positionnement des Etats occidentaux, estime la spécialiste: «Ce sera l’une de nos priorités dans les prochaines années. Il faut créer une dynamique publique autour de cette question.»

La Campagne mondiale pour démanteler le pouvoir des multinationales essaiera également de convaincre individuellement certains Etats européens de soutenir sa démarche. «Il nous paraît inconcevable que la délégation de l’Union européenne puisse prendre position à l’ONU pour vingt-sept Etats membres, sans que ceux-ci sachent précisément ce qui s’y trame en réalité.»

Reste à savoir si la prochaine session du groupe de travail sur les transnationales, prévue dans neuf à douze mois, verra les fronts évoluer.

La Suisse passe par l’initiative populaire

En Suisse, une large coalition d’ONG, de syndicats, d’Eglises et de fondations a choisi le droit national pour imposer le respect des droits humains par les firmes internationales. Comme la majorité du parlement ne veut pas en entendre parler, c’est par le biais d’une initiative populaire que la société civile espère désormais se faire entendre. «Les entreprises doivent respecter à l’étranger (comme en Suisse, ndlr) les droits de l’homme et les normes environnementales internationales; elles doivent veiller à ce que ces droits et ces normes soient également respectées par les entreprises qu’elles contrôlent», stipule le texte. Nestlé, ABB, Novartis ou Glencore, qui ont toutes fait l’objet de dénonciations internationales sont notamment dans le collimateur.

L’accueil des citoyens suisses s’avère plutôt favorable, note Béatrix Niser, coordinatrice romande de la campagne: «Nous revenons d’une semaine de récolte de signatures au Paléo festival, auprès d’un public que nous n’aurions pas touché autrement. J’ai été surpris que la plupart des gens qui s’arrêtent signent le texte après discussion. Beaucoup sont étonnés qu’il n’existe pas encore de base légale qui contraint les sociétés privées à respecter les droits humains et l’environnement».

Tant et si bien que les initiants ont déjà récolté 50 000 signatures, soit la moitié du minimum requis en à peine trois mois. A cette aune, les quinze mois restant apparaissent bien confortables.

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