La lutte contre l’impunité des transnationales passe aussi par la protection des droits des paysan.nes

18/09/2023

Interview par Multiwatch de Raffaele Morgantini, chargé du plaidoyer et représentant du CETIM à l’ONU.

Nous faisons le tour de chaque organisation participante. Qui est le CETIM en quelques phrases ?

Le CETIM est un centre d’étude, de recherche et d’information sur les mécanismes à l’origine de ce que l’on appelle le maldéveloppement. Notre slogan «Il n’y a pas un monde développé et un monde sous-développé, mais un seul monde mal-développé» explique le travail du CETIM qui critique les a priori positifs généralement attribués au modèle de développement occidental tout en relevant les défis qui nous attendent en termes de justice sociale, d’inégalités, de relations Nord-Sud et d’instauration d’un ordre mondial égal, juste et démocratique, fondé sur la solidarité internationale et une véritable coopération.

Bénéficiant d’un statut consultatif auprès des Nations Unies, le CETIM aide les mouvements sociaux du Sud à accéder aux mécanismes de protection des droits humains et à participer à l’élaboration de nouvelles normes internationales susceptibles de soutenir les luttes sociales de manière progressive. Il mène également un travail d’information et de formation sur les droits humains auprès de ses partenaires et du grand public.

– Que signifie l’UNDROP – un succès majeur pour les mouvements paysans – pour les paysan.nes du monde entier ?

L’UNDROP est l’aboutissement d’un long processus de plaidoyer et de lutte politique qui cristallise les demandes du mouvement paysan pour la création d’un cadre juridique inscrivant les droits des paysan.nes dans le droit international, fournissant ainsi des outils juridiques et politiques concrets pour protéger et promouvoir ces droits. Elle répond aux demandes légitimes et pressantes des populations rurales : pouvoir vivre et travailler dans des conditions décentes, dans le respect de leurs droits fondamentaux, et en même temps pouvoir contrôler le processus de production et de commercialisation de leurs produits.

Cette déclaration se compose de 28 articles et contient des droits novateurs (droit à la terre, aux semences, à la biodiversité, aux connaissances traditionnelles, à un environnement sain, aux moyens de production, etc.) Elle se veut inclusive puisque, outre la paysannerie familiale, elle s’applique également aux pêcheur.euses artisanaux, aux éleveur.es, aux peuples indigènes ruraux et aux travailleur.euses agricoles. Elle inclut également les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels, qui sont déjà reconnus comme des normes internationales mais qui sont révisés dans l’UNDROP du point de vue des paysan.nes, ainsi que les obligations des États pour leur mise en œuvre concrète. En outre, la Déclaration met l’accent sur le droit des paysan.nes à participer librement et activement à la prise de décision, ainsi que sur leur droit de rechercher, de recevoir, de produire et de diffuser des informations les concernant.

Il est également important de souligner et de prendre en compte les deux éléments suivants. Tout d’abord, l’UNDROP, avant d’être un cadre normatif codifié dans le droit international des droits humains, est un projet1 qui a émergé au sein des communautés paysannes comme un rempart contre les violations de leurs droits et contre un système économique, promu à l’échelle mondiale depuis plusieurs décennies, qui les prive de leurs moyens de subsistance au profit des entreprises agro-industrielles. Sans le protagonisme et la proactivité du mouvement, nous n’aurions pas obtenu de Déclaration de l’ONU. Ou plutôt, nous n’aurions pas obtenu cette Déclaration, c’est-à-dire un instrument dont le contenu reflète la réalité et les besoins sur le terrain. La pression politique générée par la mobilisation internationale du mouvement paysan en faveur de l’UNDROP, ajoutée à la force sociale du mouvement au niveau local et national, a permis d’obtenir un contenu conforme aux revendications des paysan.nes. C’est en ce sens que je qualifierais ce processus d’exemple de construction du droit international à partir de la base. Deuxièmement, la mise en évidence du caractère progressiste de la Déclaration, cette dernière étant un outil clair de lutte contre les abus et le pouvoir du secteur agro-industriel, donc dans une perspective de changement social et économique.

– Plus particulièrement, comment l’UNDROP renforce-t-elle déjà les luttes paysannes ? Si possible, donnez un exemple.

La principale force de l’UNDROP est d’être un instrument politique très concret, et pas seulement juridique, entre les mains des paysan.nes et des autres communautés rurales. Il ne s’agit pas seulement d’une série de normes et de dispositions relatives aux droits humains, mais avant tout d’un ensemble de principes et de pistes qui devraient être conçus comme une sorte de nouveau contrat social pour les zones rurales, dans le respect des droits spécifiques des personnes et des communautés qui y vivent et y travaillent ; une ” feuille de route commune ” pour la conception de systèmes alimentaires ruraux justes, égaux et réellement durables, basés sur la souveraineté alimentaire et la recherche d’une justice sociale et environnementale.

Un instrument politique, pour être efficace et produire des résultats politiques progressistes pour les paysan.nes, doit générer une dynamique sociale collective d’appropriation. C’est précisément pour cela qu’une appropriation généralisée et large de l’UNDROP par les mouvements paysans de base est nécessaire si nous voulons qu’elle renforce davantage les luttes paysannes et mette en œuvre les droits qui y sont inscrits.

À la lumière de ce qui précède, nous pouvons facilement dire que nous sommes dans la bonne direction. En effet, après l’adoption de l’UNDROP en 2018, le mouvement paysan international, mené en particulier par La Via Campesina et ses alliés, a immédiatement commencé le travail de plaidoyer et politique pour favoriser l’appropriation de l’UNDROP par les organisations paysannes du monde entier et faire pression pour sa mise en œuvre effective à tous les niveaux. En ce sens, l’adoption de l’UNDROP a renforcé le mouvement paysan qui a commencé à s’organiser pour réclamer le respect et la mise en œuvre de ce nouveau cadre juridique par les autorités respectives aux niveaux local, national et régional.

Les organisations paysannes – et plus largement rurales – sont maintenant en train d’articuler des stratégies communes sur l’UNDROP, dans les régions et entre les régions, au sein et entre les forums nationaux, régionaux et internationaux. Elles construisent des alliances avec d’autres groupes ruraux et avec d’autres entités (organisations de la société civile, fondations progressistes, universités, autorités publiques, etc.)

– Et plus particulièrement en termes d’espoirs et de visions, comment espérez-vous que l’UNDROP puisse être utilisée par les mouvements paysans et les groupes de solidarité dans des luttes concrètes ?

Il n’y a pas de modèle ou de plan préconçu pour utiliser et mettre en œuvre l’UNDROP dans les différents pays. Chaque organisation et mouvement doit concevoir sa propre stratégie. Cependant, j’aimerais mettre en avant un certain nombre de points qui pourraient être considérés comme des dénominateurs communs.

Tout d’abord, développer des efforts d’information et de formation sur l’UNDROP le plus largement possible. Non seulement auprès des communautés rurales, mais aussi auprès du grand public. Il faut que les personnes concernées s’approprient l’UNDROP, qu’elles en comprennent le contenu et l’utilité. Ce sont les conditions pour pouvoir ensuite revendiquer efficacement sa mise en œuvre.

Deuxièmement, le travail de plaidoyer doit se poursuivre pour défendre et promouvoir les droits des paysan.nes dans le but de faire de la Déclaration une ressource politique et juridique clé dans chaque pays. Le travail de plaidoyer doit être orienté vers le respect et la mise en œuvre, à travers la traduction des dispositions de l’UNDROP dans les législations, les politiques et les pratiques de l’État. En d’autres termes, les législations locales et nationales devraient être révisées à la lumière du contenu de l’UNDROP. Il existe déjà de nombreux exemples de pays qui progressent vers la révision ou l’élaboration de nouvelles normes inspirées par l’UNDROP. De plus, afin de devenir une référence juridique, l’UNDROP devrait commencer à être utilisée dans les tribunaux, pour régler les arguments dans les processus judiciaires en faveur des droits des paysan.nes. Dans ce cas également, les juges des différents mécanismes judiciaires nationaux (et même les mécanismes de protection des droits humains au sein du système des Nations Unies) utilisent l’UNDROP comme référence et argument pour prendre des décisions, promouvant ainsi concrètement les droits des paysan.nes et les faisant devenir une réalité.

Troisièmement, le travail de suivi. Cela signifie qu’un suivi spécifique et constant de la mise en œuvre de l’UNDROP est nécessaire. C’est le moyen d’identifier les lacunes juridiques, les fautes et les violations. La promotion du travail de suivi pourrait impliquer différents types d’initiatives, comme l’élaboration de rapports sur la situation des droits des paysan.nes ou le développement d’analyses comparatives de l’UNDROP et des politiques rurales et agricoles nationales qui y sont liées, ce qui permettra ensuite d’élaborer des propositions sur la manière de corriger ou de combler les lacunes. Le travail de suivi devrait être étendu au niveau international. C’est la raison pour laquelle le mouvement paysan et ses alliés plaident pour la création d’un mécanisme international de suivi de l’UNDROP, qui renforcera le suivi de sa mise en œuvre dans les différents pays.

– Dans un contexte progressiste, l’instrumentalisation des droits humains est souvent critiquée. Avec l’UNDROP, ils deviennent un instrument du mouvement paysan mondial. Pensez-vous qu’il s’agit d’une opportunité pour d’autres luttes contre les entreprises ?

Il existe une relation étroite entre l’UNDROP et les problèmes causés par les activités des sociétés transnationales (STN). C’est le cas pour des raisons évidentes : les STN agro-industrielles sont les principaux acteurs des systèmes alimentaires d’aujourd’hui, elles exercent un pouvoir monopolistique sur les chaînes alimentaires aux dépens des paysan.nes. En général, nous pouvons dire que les pratiques des sociétés agro-industrielles sont en contradiction flagrante avec les dispositions de l’UNDROP. L’élaboration de la Déclaration s’est donc faite dans la perspective d’établir des normes juridiques solides pour lutter contre le pouvoir des entreprises, en fournissant aux paysan.nes un ensemble concret de normes et de principes à utiliser pour défendre les pratiques de l’agriculture familiale.

En fait, l’article 2.5 de la Déclaration exige que les États prennent des mesures à l’égard de ces entités, afin de s’assurer qu’elles respectent et renforcent les droits des paysan.nes et des autres personnes travaillant dans les zones rurales. Mais il existe d’autres domaines et parties plus spécifiques de l’UNDROP qui sont directement liés aux questions relatives aux entreprises.

Par exemple, l’article 17, qui consacre le droit à la terre et aux autres ressources naturelles, reconnaît le droit des paysan.nes d’accéder à la terre et aux autres ressources, de les utiliser et de les gérer, afin de s’assurer un niveau de vie adéquat, un endroit où vivre dans la sécurité, la paix et la dignité, et de développer leurs cultures. L’accès à la terre, à l’eau, aux forêts et aux pâturages est l’un des problèmes les plus importants auxquels sont confrontées les populations rurales (paysan.nes, pêcheur.euses, éleveur.euses, peuples indigènes, etc.), car elles sont souvent privées d’une distribution adéquate et de réformes agraires. En effet, les sociétés transnationales de l’agro-industrie s’emparent des terres arables pour les consacrer à certaines cultures intensives commercialement rentables, à l’élevage ou simplement à la spéculation. La reconnaissance du droit à la terre et sa mise en œuvre signifie que les paysan.nes peuvent le revendiquer devant les tribunaux contre tout type de tentative d’expulsion de leurs territoires, par exemple, ou qu’ils peuvent l’utiliser pour inciter leurs autorités à encourager les réformes agraires afin de redistribuer les terres.

L’article 19 sur le droit aux semences est également très important dans le contexte des luttes contre les entreprises. En effet, les STN de l’agro-industrie posent des défis et des problèmes majeurs en ce qui concerne l’imposition de semences industrielles dans les zones rurales. Un groupe de STN impose son pouvoir monopolistique sur les semences agricoles, elles imposent leurs sélections et leurs prix. Les paysan.nes sont contraint.es d’utiliser les semences industrielles, devenant ainsi dépendant.es des intrants nécessaires (engrais, pesticides…). L’autre conséquence est la perte critique de biodiversité due à la standardisation. De plus, ces pratiques sont protégées par des lois contraignantes au niveau national et par des conventions internationales (notamment l’ADPIC au sein de l’Organisation mondiale du commerce et l’UPOV au sein de l’OMPI) concernant les droits de propriété intellectuelle. Pour répondre à cette situation, l’UNDROP a mis en place le droit aux semences afin de garantir aux paysan.nes le droit de développer, de conserver, d’utiliser, de protéger, d’échanger et de vendre leurs semences et de rejeter les semences qui ne sont pas adaptées à leurs besoins et à leur environnement. Les paysan.nes ont désormais la possibilité de faire valoir ce droit dans le cadre de mécanismes judiciaires afin de renforcer leur autonomie par rapport aux STN.

D’autres droits reconnus par cet instrument historique peuvent aujourd’hui être brandis par les mouvements sociaux et les organisations pour faire face au pouvoir des entreprises : Entre autres, l’article 16 (droit à un niveau de vie suffisant, à des moyens de subsistance décents et aux moyens de production) peut être utilisé pour lutter contre le monopole des STN de l’agro-industrie sur le marché alimentaire en obtenant l’accès aux moyens de production ; l’article 14 (droit à un environnement sain), l’article 20 (droit à la diversité biologique) et l’article 21 (droit à l’eau) peuvent être un outil pour les communautés rurales qui luttent contre les STN qui menacent leurs ressources naturelles et leur environnement. Enfin, l’article 2.4 de l’UNDROP aborde la question des accords de libre-échange, qui sont utilisés par les STN pour gagner des parts de marché et s’emparer des États, au détriment des droits des paysan.nes. Selon cet article, les États sont tenus d’élaborer, d’interpréter et d’appliquer les normes et accords internationaux conformément à leurs obligations en matière de droits des paysan.nes.

– Genève est le siège de l’ONU pour les droits humains. Quelles opportunités cela peut-il offrir aux groupes anti-entreprises en Suisse lorsqu’ils travaillent en solidarité avec des groupes affectés ailleurs ?

Le système des Nations Unies offre différents espaces dont les mouvements sociaux et les organisations peuvent s’emparer pour alimenter les luttes contre les entreprises. Il existe différents mécanismes de protection des droits humains auxquels il est possible de soumettre des rapports et des plaintes concernant des violations spécifiques commises par ces entités. En outre, il convient de rappeler qu’un processus international de négociation est en cours au sein du Conseil des droits de l’homme en vue d’élaborer un traité contraignant des Nations Unies sur les STN et les droits humains. Les mouvements sociaux et les communautés concernées réclament depuis des années la création d’un cadre juridique pour encadrer les activités de ces entités et les sanctionner en cas de non-respect des obligations établies par le traité. Cependant, le processus de négociation est constamment menacé, car les lobbies des entreprises et les États occidentaux s’opposent à l’élaboration d’un traité digne de ce nom. Nous devons élargir le soutien au processus et poursuivre le travail de plaidoyer au niveau des Etats.

– Si des petits groupes veulent approcher l’ONU, qui peuvent-ils contacter pour les aider ?

Le CETIM est présent à Genève et travaille au sein de l’ONU pour promouvoir les droits économiques, sociaux et culturels, ainsi que le droit au développement et à l’autodétermination des peuples qui luttent pour la justice sociale et un ordre international plus égalitaire. Nous développons ce travail directement avec les détenteur.trices de ces droits, avec les mouvements sociaux et les organisations qui souhaitent s’emparer des mécanismes de l’ONU pour soutenir leurs luttes locales et nationales.

En savoir plus :

– Fiches de formation du CETIM sur les aspects et droits clés de l’UNDROP : www.cetim.ch/fiches-didactiques-sur-les-droits-des-paysan%c2%b7nes

– La “Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans. Un outil dans la lutte pour notre avenir commun”, le livre du CETIM sur l’UNDROP (accès gratuit à la version électronique) : www.cetim.ch/product/declaration-de-lonu-droits-paysan-ne-s

 

 

1En effet, il est nécessaire de rappeler que le processus qui a conduit à l’UNDROP est issu d’une idée et d’une proposition formulées à partir de la base paysanne. En 1996, lors de la IIème Conférence Internationale de La Via Campesina (LVC), le mouvement paysan, face à la systématicité des violations dont il est victime, a commencé à penser à utiliser le droit international pour protéger ses droits. En 2000, lors de la 3e Conférence internationale, une commission LVC sur les droits de l’homme a été créée et a conclu qu’il était nécessaire de combler le vide juridique existant appelant à l’élaboration de normes de droit international spécifiques aux droits des paysan.nes. À partir de là, l’idée a été introduite à l’ONU, par l’intermédiaire du CETIM, et Cuba puis la Bolivie ont été identifiés comme des pays susceptibles d’assumer le leadership international dans le processus de négociation. C’est ce qui s’est passé, grâce à l’engagement notamment de ces deux pays. En 2009, Cuba a été à l’origine de la résolution établissant le mandat du Comité consultatif de l’ONU pour préparer une étude sur les droits des paysan.nes, une initiative qui a ouvert les débats au sein de l’ONU. Dans la foulée, la Bolivie a accepté de prendre la tête du processus de négociation et a présenté la résolution créant le mandat de négociation pour la Déclaration. Le projet de déclaration sur les droits des paysan.nes s’inscrit parfaitement dans la politique de la Bolivie sous la présidence d’Evo Morales.

 

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