Durant la 56e session du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, la nouvelle Rapporteuse spéciale de l’ONU sur la liberté d’association et de réunion pacifique, Mme Gina Romero, a présenté un rapport de visite au Pérou, rédigé par son prédécesseur, M. Clément N. Voule. Il s’était rendu dans le pays en mai 2023 pour enquêter sur la répression sanglante des manifestations sociales.
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Pour rappel, le Pérou s’enfonce dans une crise politique et sociale depuis décembre 2022, moment charnière lors duquel le Président Pedro Castillo a été destitué et incarcéré de manière arbitraire. Un gouvernement de facto a pris les rênes du pouvoir et de grandes manifestations populaires – portées notamment par les principaux mouvements sociaux issus des secteurs paysans et autochtones – ont été appelées à protester contre ce coup institutionnel. La répression sanglante a fait plus de 60 victimes exécutées de manière sommaire, extrajudiciaire et arbitraire. Depuis lors, la criminalisation judiciaire et politique des protestations sociales se poursuit. C’est pourquoi le CETIM, en collaboration avec la Fédération nationale des femmes paysannes, artisanes, indigènes et salariées du Pérou (FENMUCARINAP), a saisi en février 2023 les mécanismes de protection des droits humains de l’ONU afin de dénoncer les violations et chercher de voies de recours alternatives en défense des droits des classes populaires mobilisées ; notamment leur droit à manifester et à s’associer.
Le CETIM a profité de la présentation du rapport de visite au Pérou pour remettre au centre du débat onusien la question de la répression et de la criminalisation des luttes des mouvements sociaux en quête de justice.
Le Pérou, un pays en crise démocratique
Lors du dialogue interactif en réunion plénière du Conseil des droits de l’homme, la Rapporteuse spéciale a tenu à rappeler l’ampleur de la crise sociopolitique dans laquelle s’enfonce le Pérou depuis décembre 2022. La mise en détention de l’ancien président Pedro Castillo a fait resurgir les fractures sociales historiques du pays, alimentant ainsi une vague de répression sanglante qui bafoue systématiquement les droits humains. Lors de sa visite, l’ancien rapporteur M. N. Voule a rencontré les différent.es acteur.trices de la société péruvienne dans le cadre de son enquête. Il s’est entretenu aussi bien avec des membres du gouvernement en place, mais également avec des familles de victimes et des représentant.es de la société civile. Il a exprimé ses préoccupations quant à l’utilisation excessive de la force dans le contexte de la répression des manifestations et face aux restrictions croissantes entravant les droits à la liberté de réunion pacifique et d’association. Compilant ses observations et recommandations dans son rapport, il a appelé le gouvernement à agir et à prendre ses responsabilités afin de trouver une solution pacifique pour sortir de la crise.
Ce besoin d’actions a été réitéré par Gina Romero lors du dialogue interactif. La Rapporteuse spéciale a appelé le gouvernement péruvien à mettre en œuvre les recommandations formulées dans le rapport de son prédécesseur. A ce titre, les autorités péruviennes doivent promouvoir un dialogue national, en impliquant les communautés affectées (spécifiquement autochtones et rurales) afin de rebâtir la cohésion sociale du pays. Or, pour cela, il est nécessaire de s’attaquer aux causes profondes des protestations, y compris les conflits historiques et socio-environnementaux, en garantissant à chacun.e la pleine jouissance des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. Des réformes juridiques et politiques doivent être enclenchées pour assurer le plein respect des normes internationales sur ce sujet et permettre à tous et toutes de bénéficier d’un accès à une justice équitable. De plus, l’indépendance des autorités judiciaires doit être renforcée pour prémunir l’instrumentalisation politique. Lors du débat, le représentant du gouvernement péruvien s’est réfugié dans le déni, en rejetant les allégations contenues dans le rapport, ce qui démontre que la lutte pour la justice et l’obtention de réparations pour les victimes seront difficiles à obtenir.
Dans son intervention en plénière du Conseil des droits de l’homme, le CETIM a rappelé le travail de plaidoyer fait au niveau des mécanismes de protection des droits humains, en soutien aux organisations paysannes péruviennes. Tout en appelant le Conseil et ses organes compétents à suivre de près la situation, il a exhorté le gouvernement péruvien à mettre en œuvre les recommandations du rapport par des mesures concrètes. Dans le contexte actuel particulièrement tendu, il est impératif de mettre fin à la criminalisation des mouvements sociaux et de s’attaquer aux causes structurelles des protestations, à savoir le racisme systémique, l’emprise (néo)coloniale qui sous-tend l’architecture politico-institutionnelle du pays, ainsi que les processus de dépossession des classes populaires.
Un événement parallèle afin de mettre en lumière les enjeux
Le 1er juillet 2024, le CETIM a également coorganisé un événement parallèle lors de la 56e session du Conseil des droits de l’homme, intitulé « La quête de reddition de comptes face aux violations des droits de réunion pacifique et d’association au Pérou : Défis et perspectives », en collaboration avec l’Académie de droit international humanitaire et des droits humains de Genève, Red Whipalas et Quinto Suyo Peru-Suiza. Le but étant de créer un espace de dialogue afin d’identifier les défis et les pistes de solutions face à la situation actuelle au Pérou. Les différent.es panélistes ont apporté des points de vue singuliers et constructifs permettant une compréhension multidimensionnelle de la crise.
Raffaele Morgantini, représentant du CETIM auprès de l’ONU, a ouvert l’événement en déclarant qu’il est nécessaire de relever les défis de la criminalisation judiciaire et politique qui continuent de marquer le scénario et le bilan du pays en matière de droits humains. Face à cela, le système de droits humains de l’ONU doit contribuer à protéger les intérêts des communautés affectées, à redresser la situation et à remettre le pays sur la voie de la démocratie et de la justice sociale.
Le premier intervenant à s’exprimer a été M. Clément N. Voule, ancien Rapporteur Spécial de l’ONU sur la liberté de réunion pacifique et d’association. Il est revenu sur sa visite au Pérou en dénonçant les abus commis par les forces de l’ordre pour faire taire le mouvement. Il a condamné la rhétorique diffamatoire du gouvernement qui a volontairement attisé la haine en qualifiant les manifestant.es de « terroristes », ce qui a accentué la répression. Il a également réitéré ses recommandations afin de sortir le pays de la crise. M. N. Voule a appelé à responsabiliser et à punir les coupables, à réformer le système judiciaire et institutionnel ainsi que le système de sécurité. Il a encouragé toutes les mesures mettant fin aux discriminations et au racisme envers les populations autochtones, tout en reconnaissant l’importance cruciale d’une société civile vibrante et dynamique. Il a conclu son intervention par la nécessaire reconnaissance des événements de la part du gouvernement péruvien qui devrait impérativement s’excuser publiquement et avancer dans la réparation des violations. Ce sont, selon lui, les premières étapes vers un processus de réconciliation.
Lourdes Huanca, fondatrice de FENMUCARINAP, a ensuite pris la parole par visioconférence afin de revenir sur la situation de discrimination historique vécue par les populations autochtones et paysannes. Elle a rappelé l’importance de la participation des femmes dans les processus de prise de décisions les concernant, tout en appelant à lutter contre les élites capitalistes racistes. Enfin, elle a sollicité le soutien de mécanismes de protection des droits humains de l’ONU pour montrer que le combat des communautés autochtones n’est pas vain et qu’elles ne sont pas seules dans cette quête de reconnaissance et de respect.
Raul Samillán, Président de l’association qui lutte pour la reconnaissance des victimes de la répression de décembre 2022, est ensuite intervenu, lui aussi par visioconférence. Il a insisté sur les nombreuses conséquences impactant directement les familles suite à la blessure ou la mort de l’un.e de leurs proches lors de la répression des manifestations. En effet, le fait qu’une personne soit blessée lors d’une répression populaire a un large impact. Sa famille se retrouve souvent face à des difficulté financière pouvant conduire à la pauvreté et à la marginalisation. Les conséquences de l’usage de la violence dans la répression des manifestations s’inscrivent donc sur le long terme et sont multisectorielles. Elles ont des impacts directs sur le plan psychique, économique et social. M. Samillán a précisé que les populations victimes n’ont reçu aucun dédommagement pour leurs traumatismes physiques et/ou psychologiques. Les populations affectées sont donc délaissées, sans accès à la justice.
Pour conclure l’événement, Gina Romero, Rapporteuse spéciale de l’ONU, a insisté sur la nécessaire action du gouvernement qui doit agir en accord avec ses recommandations. Face à un Congrès tout-puissant, contrôlé par les secteurs oligarchiques dominants, et à un système judiciaire coopté, l’État doit enclencher des réformes sérieuses et démarrer une politique de coopération avec les organes des Nations Unies. Elle a terminé en rappelant le rôle crucial que joue la société civile dans le processus de protection des droits humains.
A rappeler que les libertés de réunion pacifique et d’association sont les piliers d’une société démocratique. Elles fondent l’État de droit et doivent pouvoir être exercées par tous et toutes sans discrimination, en particulier par les populations historiquement dépossédées par un système (néo)colonial raciste et prédateur.
Crédit vidéo Instagram: Geneva Academy