STN et droits humains: succès de la 1ère réunion du groupe de travail à l’ONU

17/09/2015

La première session du groupe de travail intergouvernemental sur les sociétés transnationales (STN), les autres entreprises et les droits humains a pu se tenir du 6 au 10 juillet 2015 malgré les manœuvres des pays occidentaux. Le CETIM était présent aux côtés de la Campagne mondiale pour démanteler le pouvoir des STN et mettre fin à l’impunité afin de faire entendre les revendications des mouvements sociaux, des victimes et des communautés affectées par rapport au futur instrument international juridiquement contraignant.

Décision historique, après des décennies de discussions et de tentatives infructueuses à l’ONU

Pour rappel, ce groupe de travail intergouvernemental a été créé par le Conseil des droits de l’homme en juin 2014 avec le mandat d’élaborer un instrument juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l’homme, les activités des sociétés transnationales (STN) et autres entreprises. Il s’agissait là d’une décision historique, après des décennies de discussions et de tentatives infructueuses à l’ONU.
La résolution avait été adoptée suite à une initiative de l’Équateur et de l’Afrique du Sud, par une courte majorité du Conseil des droits de l’homme, avec le soutien de la plupart des pays du Sud, et malgré la féroce opposition des pays occidentaux qui refusaient et continuent de refuser toute régulation contraignante dans ce domaine. Cette initiative du Conseil des droits de l’homme peut pourtant contribuer à mettre fin à l’impunité des STN pour les violations de droits humains commises, en particulier dans le Sud, et ainsi améliorer sur le long terme et au niveau mondial la protection et le respect des droits humains.

La résolution adoptée par le Conseil des droits de l’homme définit le programme de travail du groupe de travail intergouvernemental pour les deux premières sessions. Celles-ci doivent ainsi être consacrées à la tenue de débats sur le contenu, la portée, la nature et la forme du futur instrument international. Et lors de la troisième session, les négociations commenceront véritablement par rapport au contenu de l’instrument juridiquement contraignant, sur la base d’une proposition qui aura été préparée par le Président-Rapporteur du groupe de travail intergouvernemental.

En ouverture de la première session, le lundi 6 juillet, l’Ambassadrice de l’Équateur, Madame María Fernanda Espinosa, a été élue à la présidence du groupe de travail intergouvernemental. Dans ses premiers mots en tant que Présidente-Rapporteuse, Mme Espinosa a rappelé que “le débat au sein des Nations unies sur un cadre réglementaire pour les sociétés transnationales et les autres entreprises en matière de droits humains remonte à plus de quarante ans et [que] c’est sur cette base que s’ouvre aujourd’hui une nouvelle étape, avec, pour la première fois, le lancement de négociations intergouvernementales en la matière.”

Elle a également souligné que “dans un monde dans lequel près de 80% des biens sont produits de manière délocalisée, à travers des chaînes de valeurs qui se trouvent dans différentes juridictions nationales, il est important qu’il existe, dans le domaine des droits humains, des règles générales et universelles qui soient respectées, afin d’apporter une certaine sécurité à tous les acteurs: les États, les entreprises, et surtout les êtres humains qui risquent de voir leurs droits violés à cause des actions abusives d’entreprises.”

Madame Victoria Tauli Corpuz, Rapporteure spéciale des Nations Unies sur les droits des peuples indigènes, était ensuite invitée à présenter la déclaration inaugurale. Elle a ajouté sa voix à celles d’autres Rapporteurs spéciaux (sur la santé et la liberté d’association) et Experts indépendants (sur la dette externe et les droits humains, et sur la promotion d’un ordre international démocratique et équitable) des Nations unies qui ont pris position en faveur de normes contraignantes au niveau international pour mettre fin à l’impunité des STN.

Madame Corpuz a souligné que “les activités à grande échelle des entreprises constituent aujourd’hui une des causes principales d’abus des droits des peuples indigènes partout autour du monde.
“La tendance est au renforcement de la domination des entreprises sur l’économie mondiale et ce rôle dépasse les capacités des systèmes nationaux à réguler efficacement leurs activités” a-t-elle continué. Mme Corpuz a relevé que d’un côté “les investisseurs étrangers et les sociétés transnationales bénéficient de nombreux droits et de puissants mécanismes pour les faire respecter [tandis que] les règles nationales et mondiales concernant la responsabilité des sociétés transnationales et des autres entreprises sont de caractère non contraignant.”

Protéger les droits humains et tenir les STN responsables de leurs actes

Pire, “la réalité aujourd’hui pour beaucoup de communautés et d’États partout autour du monde est que les entreprises peuvent dans le cadre des accords internationaux de commerce et d’investissement poursuivre en justice les États lorsqu’ils passent des lois en faveur d’une meilleure protection des droits humains et de l’environnement.” Ainsi, Mme Corpuz a manifesté son soutien à un instrument international juridiquement contraignant pour “contribuer à combler les lacunes et corriger les asymétries dans le droit international, [et] améliorer l’accès à la justice pour les victimes.”

Après cette intervention, Mme l’Ambassadrice María Fernanda Espinosa a introduit le programme de travail pour la semaine. Ce programme avait au préalable été concerté de manière informelle avec les membres des différents groupes régionaux ainsi que les organisations de la société civile. La proposition était de structurer la réunion autour de sept sessions thématiques (une demi-journée par session), avec à chaque fois un panel d’experts pour introduire la discussion puis la possibilité pour les délégations des États et de la société civile d’intervenir, de faire entendre leurs positions, propositions ou revendications, et de poser des questions aux experts. Le premier panel proposé concernait les principes sur lesquels devrait se baser le futur traité. Puis deux panels concernant la portée de l’instrument étaient proposés, l’un sur la question des acteurs qui allaient être ciblés (sociétés transnationales ou toutes les entreprises) et l’autre sur les droits humains qui allaient être couverts par l’instrument. Enfin, quatre panels sur le contenu du futur instrument suivaient, le premier concernant les obligations des États, le deuxième sur les responsabilités des STN et des autres entreprises, le troisième sur les dispositions juridiques pour assurer la responsabilité des STN et des autres entreprises et le quatrième sur les mécanismes pour garantir l’accès à la justice au niveau national et international.

On le voit bien, on est encore loin d’un format de négociations intergouvernementales, l’objectif de cette première session était plutôt, comme stipulé dans la résolution adoptée par le Conseil des droits de l’homme (26/29), d’avoir un premier échange constructif, de faire appel aux compétences et avis d’experts indépendants, et de permettre aux différentes délégations de s’informer, par rapport à quelques-uns des principaux enjeux concernant la forme, la nature, la portée et le contenu du futur instrument, afin de préparer le terrain pour la deuxième session du groupe de travail intergouvernemental.

L’Union européenne (UE) a pourtant saisi l’opportunité de l’adoption du programme de travail pour tenter de bloquer la session et de faire dérailler le processus. Il faut rappeler que l’Union européenne, qui s’était opposée en bloc à l’adoption de la résolution au Conseil des droits de l’homme, avait énoncé une série de conditions pour sa participation au groupe de travail intergouvernemental, en particulier de nommer un « Président neutre », de ne pas limiter la portée de l’instrument aux seules sociétés transnationales, de réaffirmer l’engagement de tous d’appliquer les principes directeurs de Ruggie, et de garantir que l’expertise nécessaire sera mobilisée et que la société civile et les représentants des entreprises soient dûment consultés.

Tentative de faire dérailler le processus

Parmi ces conditions, celle se référant à la nomination d’un président neutre pour le groupe de travail, sous-entendu ni l’Équateur ni l’Afrique du Sud, avait généré un malaise au sein du cercle des diplomates au Palais des Nations, y compris au sein de certains pays membres de l’UE. En effet, c’est la pratique usuelle que la présidence d’un groupe de travail intergouvernemental échoie au représentant du (ou d’un des) pays qui a présenté la résolution au Conseil des droits de l’homme, dans ce cas l’Équateur ou l’Afrique du Sud. Tous les groupes de travail intergouvernemental sont présidés par des Ambassadeurs représentants des États mais dans ce cas précis l’UE exigeait une présidence neutre. Et par “neutre” faut-il comprendre “sous son contrôle”, ou sous l’influence des sociétés transnationales?

Le nom qui a le plus circulé à ce moment était celui de John Ruggie, le père du Global Compact qui a ouvert grand les portes de l’ONU aux sociétés transnationales et auteur des Principes directeurs sur les entreprises et les droits humains, principes volontaires et non-contraignants s’il en est, qui laissent le soin aux sociétés transnationales de s’auto-réguler et donc s’auto-sanctionner. John Ruggie n’avait manqué de manifester publiquement et à plusieurs reprises son scepticisme, voir son opposition, à l’élaboration de normes internationales contraignantes sur les sociétés transnationales et les droits humains. Pas étonnant donc que l’UE ait voulu le porter à la présidence du groupe de travail.

Nous savons également que depuis la décision du Conseil des droits de l’homme en juin 2014, l’UE a exercé au niveau bilatéral toute une série de pressions sur l’Équateur et l’Afrique du Sud afin qu’ils ne prennent pas la présidence du groupe de travail et abandonnent leur initiative. L’UE a également cherché à influencer de nombreux pays du Sud afin qu’ils retirent leur soutien à l’Équateur et l’Afrique du Sud. Ces manœuvres ont échoué, grâce à la fermeté des gouvernements équatoriens et sud africains qui ont tenu bon.

Néanmoins l’UE est revenue à la charge lors de l’adoption du programme de travail, pour exiger un panel additionnel sur la mise en œuvre des Principes directeurs (alors que cela ne fait pas partie du mandat du groupe de travail) et pour que le programme de travail se réfère explicitement à toutes les entreprises et pas aux seules sociétés transnationales.

Il faut rappeler à ce propos que la résolution adoptée par le Conseil des droits de l’homme établit que l’instrument portera sur les sociétés transnationales et les autres entreprises, mais une note de bas de page clarifie que par “autres entreprises” on entend celles dont les activités ont un caractère transnational. Il s’agit là d’un enjeu extrêmement important et qui avait donné lieu à de nombreux débats lors de l’adoption de la résolution : le traité doit-il s’appliquer aux seules STN et autres entreprises avec des activités transnationales, ou doit-il s’appliquer à toutes les entreprises ? La formulation proposée par la présidence dans le programme de travail ne préjugeait pas du résultat de ces discussions puisqu’elle se référait aux sociétés transnationales et autres entreprises, mais l’UE tentait ni plus ni moins de faire passer en force sa position, et de revenir sur une décision du Conseil des droits de l’homme, en exigeant que le programme de travail se réfère aux STN et à toutes les autres entreprises.

La délégation de l’Union européenne quittait la salle pour ne plus réapparaître de la semaine

La séance a été suspendue pendant plusieurs heures jusqu’à ce que finalement un compromis soit trouvé. Un panel additionnel sur les principes directeurs de Ruggie allait être ajouté mais aucun changement n’allait être fait dans la rédaction concernant la portée de l’instrument. Avec quelques heures de retard, la session a donc pu véritablement débuté…tandis que la délégation de l’Union européenne quittait la salle pour ne plus réapparaître de la semaine entière ! Elle avait sans doute atteint son objectif d’intimider et de perturber les débats. Les deux premiers jours ont ainsi été quelque peu chaotiques puisqu’il a fallu rattraper la demi-journée de perdue suite aux manœuvres de l’UE.

Il serait injuste de jeter la pierre à la seule Union européenne car si quelques pays occidentaux, comme la Suisse, ont participé en tant qu'”observateurs”, la plupart ont tout simplement boycotté la session. Si l’opposition féroce des pays du Nord au processus n’était pas une surprise, il est toujours frappant et préoccupant de constater que ces mêmes pays qui sont tellement pro-actifs lorsqu’il s’agit de promouvoir les intérêts des STN en négociant de nouveaux traités de libre-échange et d’investissement, se montrent si récalcitrants lorsqu’il s’agit de protéger les droits humains et tenir les STN responsables de leurs actes.

Mis à part les pays occidentaux, la participation était tout à fait honorable pour ce type de groupe de travail intergouvernemental. Les grands pays émergents étaient présents, Chine, Inde, Brésil, Russie et Afrique du Sud en tête. Il y avait également une bonne présence des pays latino-américains, asiatiques et africains. En tout une cinquantaine de délégations étaient présentes dans la salle tout au long de la semaine, principalement pour écouter les expert·e·s et jauger les positions des uns et des autres. Il y avait également une forte présence de la société civile, en particulier un bon nombre de représentant·e·s des mouvements sociaux, victimes et communautés affectées au Sud, et ils ont pu participer activement, malgré les manœuvres de l’UE.

Forte présence des mouvements sociaux

Le CETIM était présent, aux côtés de la Campagne mondiale pour démanteler le pouvoir des STN et mettre fin à l’impunité, un réseau international qui regroupe plus de 200 mouvements sociaux, réseaux et organisations de victimes et de communautés affectées du monde entier auquel le CETIM apporte son soutien pour la participation aux travaux du groupe de travail intergouvernemental. Une cinquantaine de délégué·e·s de la Campagne mondiale avaient fait le déplacement à Genève.

Nous avons organisé conjointement avec la Campagne mondiale une semaine de mobilisation contre l’impunité des STN, avec en point d’orgue une grande manifestation le mercredi soir et une présence permanente tout au long de la semaine sur la Place des Nations, avec de nombreuses activités, ateliers et animations. La semaine de mobilisation était également placée sous le signe des luttes contre la privatisation des services, en particulier des services publics, puisqu’au même moment se déroulait à la Mission d’Australie un nouveau round des négociations sur l’Accord sur le commerce des services (TiSA) qui allaient encore renforcer l’impunité et la toute-puissance des STN.

Le CETIM et la Campagne mondiale ont participé activement à la session du groupe de travail et présenté de nombreuses propositions. Une communication écrite avec huit propositions par rapport à la nature, la portée, la forme et le contenu du futur instrument international contraignant a été officiellement soumise et présentée au groupe de travail au nom de la Campagne mondiale. Cette communication a été formellement signée par plus de 100 organisations et mouvements sociaux du monde entier, dont le mouvement international paysan La Via Campesina et la faîtière internationale des syndicats des services publics (l’Internationale des Services Publics). Elle a été travaillée avec l’appui du CETIM, sur la base des propositions contenues dans le projet de Traité des peuples de la Campagne mondiale et des résultats d’un séminaire d’expert·e·s au mois de mai 2015 à Genève.

La session s’est conclue le vendredi 10 juillet 2015, avec l’adoption du rapport, et toujours en l’absence de l’Union européenne et des principaux pays occidentaux. Rien n’a été décidé à ce stade, et les discussions reprendront lors de la deuxième session, sans doute dans un format un peu plus de “négociations”. Mais le simple fait que cette première session du groupe de travail ait pu avoir lieu constitue déjà un succès ! Il ne s’agit certes que du début d’un long processus, mais déjà un grand pas en avant, avec pour la première fois, et après plus de 40 ans de tentatives infructueuses à l’ONU, des négociations intergouvernementales qui s’ouvrent sur de nouvelles normes contraignantes pour mettre fin à l’impunité des STN.

Ce n’est qu’à la troisième session, donc probablement en 2017, que la Présidente du groupe de travail devra soumettre un texte avec des propositions par rapport aux éléments que devrait contenir le futur traité, et que les négociations intergouvernementales entreront dans le vif du sujet.

D’ici là, le rapport de la première session sera présenté au Conseil des droits de l’homme en juin 2016 et une deuxième session du groupe de travail intergouvernemental se tiendra, probablement en octobre 2016. Dans la conclusion du rapport, l’Ambassadrice d’Équateur indique son intention d’organiser des consultations informelles dans la période inter-session et de travailler à l’élaboration d’un nouveau programme de travail qui sera présenté et discuté lors de la prochaine session. Rendez-vous en 2016 donc.

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