Racisme et Apartheid aux Etats-Unis

11/11/1997

Monsieur le Président,

Il y a quelques années, en 1993, l’universitaire sociologue américain, M. Douglas Massey, soulignait certaines tendances dangereuses de la société des Etats-Unis en montrant que se constituait progressivement mais très méthodiquement une ségrégation résidentielle spécialement dans le centre des grandes agglomérations urbaines du Nord-Est et du Midwest. Il constatait la construction de quartiers à population presque entièrement noire et isolés des autres. En qualifiant d’American Apartheid cette structuration urbaine, ce chercheur donnait ainsi à un terme qu’on croyait en voie de relégation en Afrique du Sud, une fonction descriptive et analytique d’une réalité présente aux Etats-Unis. Sauf à considérer qu’il y a là de fausses analyses basées sur de fausses informations, la Communauté internationale est en droit d’être informée sur les moyens mis en oeuvre pour lutter contre ce phénomène.

La Commission des droits de l’homme se doit d’examiner cette question dans la mesure où il lui appartient de veiller à l’existence de conditions sociales permettant la réalisation effective de ces droits. On doit d’une part constater qu’effectivement le terme d’apartheid est le seul convenable à la désignation de cette tendance américaine et d’autre part estimer qu’un défaut de dénonciation de ce phénomène amènerait la Commission à négliger aujourd’hui une question qui a été dans un passé récent l’un des meilleurs combats qu’elle ait eu à mener.

L’apartheid des Etats-Unis: un constat navrant

Parler d’apartheid n’est regrettablement pas user d’un terme polémique. C’est désigner au plus près une réalité constatable et analysable selon trois dimensions qui, cumulées, constituent le phénomène et le rapprochement de ce qui fut la situation sud-africaine qui a donné son triste nom au concept. Que ce rapprochement déplaise est aisé à comprendre mais il est d’ordre objectif et confirmé par les observations et les études empiriques; ce qui est davantage déplaisant ou plutôt déplorable, c’est qu’on se trouve contraint de le faire et qu’on trouve aux Etats-Unis des situations qui l’autorisent.

D’une part, et cela est le résultat, il y a la constitution de fait de “quartiers à population presque, entièrement noire, isolés des autres”, une ségrégation résidentielle qui accentue les probabilités d’exclusion sociale car il est bien évident qu’elle produit exclusion économique et exclusion éducative et culturelle. On se trouve là devant la situation qui a définit l’apartheid comme le développement séparé et parallèle de groupes raciaux dans des zones géographiquement affectés à chacun d’eux. D’autre part, on peut considérer ce phénomène comme n’étant pas le simple fruit de facteurs sociaux. Ces facteurs, bien évidemment, existent mais ils sont accentués par des politiques conscientes, nationales et municipales qui, comme l’écrivent les chercheurs, sont décidées par la société blanche afin de contrôler la composition raciale de la population urbaine.

Enfin, les justifications idéologiques de ces politiques urbaines sont évidemment parfois aussi détestables que leurs résultats. N’a-t-on pas récemment entendu un discours populiste et médiatique tentant de fonder la ségrégation résidentielle sur la biologie ?

Ces trois dimensions du phénomène le caractérisent comme étant dangereux et inadmissible. Et la question se pose de savoir quels moyens sont mis en oeuvre pour contrer ce phénomène. Ce qui apparaît le plus clairement, c’est que la satisfaction des droits économiques et sociaux dépend du volume des ressources publiques que l’on y affecte. Lorsque ce dernier est insuffisant, voire justifié dans ses réductions par l’idée simple de la liberté individuelle et de l’organisation libérale de la société – au sens économique du terme – , il n’y a guère à s’étonner de voir les droits tomber sous la férule des puissances financières. Les rapports de force prennent la place des rapports de droit et la solution du développement séparé peut apparaître comme une forme gestionnaire de pacification des contradictions que l’on a non seulement acceptées mais aussi reconnues et pratiquées.

Tout porte à penser qu’on assiste à la production lente mais durable d’un apartheid discret quant à ses modes de production mais parfaitement visible et net dans ses effets.

Un phénomène qui demande débat public, surveillance et vigilance

La Commission des droits de l’homme ne peut qu’appeler à la vigilance tant la Communauté internationale que les pouvoirs publics des Etats-Unis. Il nous appartient de relever et de dénoncer ces tendances néfastes. Il nous revient, comme par le passé, de lutter contre toutes les formes de discrimination raciale et spécialement celles qui s’insinuent et s’installent pernicieusement en retournant le sens de la liberté individuelle. Dans ce qui se produit aux Etats-Unis, les droits de l’homme sont niés deux fois: une fois, par l’instrumentalisation de la liberté individuelle, une autre fois, par la négation des possibilités concrètes des droits sociaux. Il convient de procéder à une véritable mobilisation de l’opinion publique internationale sur cette question et de demander que soient prises les résolutions adéquates à la lutte contre ce retour de ce qui est la négation même de la communauté humaine. Comme en 1973, comme en 1983, il convient d’ouvrir des centres d’information objective sur la réalité de ces questions, quel que soit le lieu où elles se posent. De tels problèmes ne peuvent souffrir qu’on oppose à leur analyse leur caractère interne à un Etat. D’ailleurs, à l’heure où d’aucuns demandent que l’accès des Etats à la parole publique internationale soit subordonnée à l’examen attentif de leurs politiques internes, il serait inconvenant que sur cette question décisive, certains d’entre eux puissent s’y soustraire. Pour la Commission des droits de l’homme, ce qui compte n’est pas seulement ce qui est dit ou proclamé, mais ce qui est fait, autrement dit, il lui appartient de s’attacher à l’authenticité des paroles et au respect des textes.

Il appartient aussi à la Commission de demander aux Etats-Unis de prendre en considération ce phénomène et d’intervenir afin de le combattre. Les Etats-Unis ne manquent ni de ressources juridiques, ni de moyens matériels pour oeuvrer à cela, ce qui accentue les interrogations que la Communauté internationale ne peut s’accommoder de considérer ces conséquences ségrégationnistes, comme le prix à payer à un mode d’organisation socio-politique qui se présente, par ailleurs, comme un modèle à imiter. Au moins les Etats-Unis doivent-ils administrer la preuve de leur lutte réelle et décidée contre ces tendances à la reconstitution de l’apartheid comme système – fut-il local – , de gestion des risques sociaux. Autrement ils autoriseraient l’opinion publique internationale à les juger coupables de laisser se développer des rapports de force qui lèsent gravement les droits de certains de leurs ressortissants. Les droits de l’homme contiennent une théorie de la justice et on peut espérer que dans un pays qui, comme le rappellent ses meilleurs juristes, est très attentif aux dommages que même une loi peut causer aux individus et aux minorités, se développe aussi une volonté claire de ne pas laisser s’organiser le règne de la force.

Catégories Cas Déclarations Droits économiques, sociaux et culturels DROITS HUMAINS
Étiquettes
bursa evden eve nakliyat