De la reconstruction à la privatisation de l’Irak

11/11/2005

1. En dépit du fait que la coalition anglo-étasunienne n’avait strictement aucun droit sur l’Irak et ses ressources en tant que force occupante, elle a privatisé l’ensemble de l’économie de ce pays souverain, puis l’a livré aux sociétés étrangères, sous couvert de la politique de reconstruction. Paul Bremer, l’administrateur civil de l’autorité provisoire de la coalition nommé par le gouvernement Bush, a édicté durant ses 13 mois de pouvoir 100 ordonnances1 (Coalition Provisional Authority Orders). Elles font maintenant office de nouvelles lois nationales sans que le peuple irakien n’ait eu son mot à dire à un moment ou à un autre. Aucun contrôle démocratique n’a contre-balancé les décisions prises par la coalition qui vont pourtant changer diamétralement l’économie de l’Irak.

2. Un véritable arsenal juridique a été mis en place pour imposer la privatisation de l’économie nationale et du secteur public au seul bénéfice des grandes sociétés étrangères. L’Irak devient une des économies les plus libérales du monde sans aucune forme de protectionnisme. Nombre de ses lois s’inspirent d’ailleurs d’accords commerciaux bilatéraux et multilatéraux que les Etats-Unis imposent à leurs « partenaires » comme l’ALENA ou l’éventuelle future ZLEA2. Ainsi, les sociétés étrangères jouissent d’une marge de manœuvre illimitée pour leurs affaires en Irak et n’ont de compte à rendre à personne.

Des ordonnances contraire au principe de la souveraineté nationale

3. La majorité de ces ordonnances sont en contradiction flagrante avec la Constitution irakienne de 19903 et les conventions de la Haye (1907) et de Genève, ratifiées par les Etats-Unis, qui stipulent toutes deux que l’Etat occupant doit respecter les lois du pays occupé. Elle sont de plus en violation de la propre loi étasunienne traitant de ce sujet The Law of Land Warfare (1956). Notre attention va se porter sur certaines de ces ordonnances, celles qui sont au cœur du processus de privatisation de l’Irak et qui violent de manière flagrante la souveraineté politique et économique de ce pays.

4. La première ordonnance du 16 mai 2003, loin d’être symbolique, instaure la déba’athification de l’Etat et de toutes les structures de décision du pays et pousse au chômage des milliers d’Irakiens. Le taux de chômage toucherait près de 50% de la population active, voire 70% comme à Basra.

Ouverture du marché national aux sociétés et investisseurs étrangers

5. Parmi les ordonnances promulguées par l’administrateur civil se trouve l’ordonnance 394 qui porte sur les investissements étrangers. Celle-ci joue un rôle central dans la marche forcée de l’Irak vers le néolibéralisme. L’objet de cette ordonnance selon son préambule est de « faire évoluer l’Irak d’une économie planifiée et centralisée vers une économie de marché ». En fait, il s’agit d’enlever toute souveraineté ou prérogatives en matière économique aux futures autorités irakiennes. Cette ordonnance comporte 5 points principaux:

1) Elle permet aux investisseurs étrangers de jouir exactement des mêmes droits que les Irakiens pour l’exploitation du marché national. Ainsi, les gouvernements futurs ne pourront pas favoriser une société ou un investisseur irakien. Pourtant il est clair que jusqu’à maintenant ce sont les sociétés étasuniennes qui ont été privilégiées5 au détriment de leurs consoeurs irakiennes ;

2) Elle privatise l’ensemble du secteur public irakien. Ainsi, c’est plus de 200 compagnies nationales qui sont touchées : chemins de fer, réseau électrique, distribution et évacuation des eaux –infrastructures détruites en majorité par la coalition anglo-américaine-, télévisions et radios, hôpitaux –alors que les soins étaient gratuits-, téléphonie – il s’agirait d’imposer le standard étasunien pour les portables CDMA en Irak-, aéroports, etc. même les prisons pourraient être privatisées à terme ;

3) Elle permet une participation étrangère jusqu’à 100% dans une entreprise irakienne, à l’exception des secteurs pétroliers, de l’extraction minière, des banques et des compagnies d’assurance (ces deux dernières seront traitées dans des ordonnances séparées6) ;

4) Elle permet d’expatrier ou de réinvestir sans aucune restriction ou taxe l’ensemble des fonds investis ou placements financiers, ainsi que les profits ou dividendes réalisés sur le territoire irakien. Les sociétés étrangères peuvent donc investir où bon leur semblent et retirer leurs fonds selon leur volonté sans avoir de compte à rendre à quiconque. Ce point s’inspire clairement de l’Accord multilarétal sur les investissements (AMI) qui avait été combattu victorieusement par les mouvements sociaux au niveau international et que l’OCDE avait dû finalement abandonner7 ;

5) Elle permet de posséder des terres pendant 40 ans et avec la possibilité de renouveler le droit de propriété de manière illimitée.

6. Grâce l’ordonnance 378, les sociétés étrangères n’ont pas été imposées en 2003 et n’ont payé des impôts qu’hauteur maximum de 15% en 2004. L’ordonnance 12 a suspendu la collecte de toutes les taxes d’importation, droits de douane (par mer ou par ciel), etc. pour tous les produits qui sont rentrés ou sortis d’Irak en 2003. L’ordonnance 38 a réintroduit une taxe d’importation de 5% sur les marchandises, avec de très nombreuses exceptions, pour une période de deux ans. Ainsi, la nourriture, les médicaments et les vêtements entre autres sont exemptés de taxes d’importation, tout comme les forces de la coalition et leurs sous-traitants. Pour Paul Bremer ces mesures ont été prises pour favoriser la reconstruction du pays.

Privatisation des semences et importation d’OGM

7. Une nouvelle loi permet d’acquérir des brevets entre autres sur le vivant. L’ordonnance 81 sur « Les brevets, le design industriel, l’information non révélée, les circuits intégrés et la loi sur les variétés de plantes » est en totale contradiction avec la Constitution irakienne de 1990 qui interdisait la propriété privée sur les ressources biologiques9. Cette ordonnance rend ainsi illégale la pratique traditionnelle et millénaire de sélection des meilleures semences par les agriculteurs10 et donne le champs libre aux compagnies étrangères pour imposer leurs semences brevetées et leurs prix. Elle permet aussi d’importer et de commercialiser des organismes génétiquement modifiés (OGM). La durée des brevets est de 20 ans pour les plantes agricoles et de 25 ans pour les vignes et les arbres. La souveraineté alimentaire du peuple irakien est gravement remise en cause par cette loi.

8. De plus, on ne peut abstraire cette loi du contexte dans lequel elle voit le jour où la responsabilité de la coalition vis-à-vis du peuple irakien est fortement engagée : la situation alimentaire est réellement critique, voire catastrophique. Un Irakien sur quatre est dépendant du système public de distribution de nourriture. Selon le dernier rapport de l’ONG britannique Medact, 17% des enfants sont en dessous de leur poids normal et 32% en malnutrition chronique11. En octobre dernier, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) annonçait une production céréalière de 2,4 millions de tonnes pour 2004, soit près de la moitié du volume de 200312. Une grande partie du système de purification des eaux a été détruit ou saboté ce qui provoque de graves diarrhées chez les enfants et les personnes âgées et favorise la propagation des maladies. Dans cette situation, comment les agriculteurs irakiens pourront-ils faire face à la concurrence des sociétés transnationales de l’agro-alimentaire qui, de plus, comme indiqué, jouiront aussi d’une exonération totale des taxes d’importation ?

9. Parallèlement profitant de son autorité, l’administrateur civil a fait les premiers pas en direction de l’adhésion de l’Irak à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en demandant le statut d’observateur pour ce pays (11 février 2004). La souveraineté de ce pays a une nouvelle fois été bafouée. Quant au gouvernement intérimaire irakien qui lui a succédé, après avoir été mis en place par les Etats-Unis, il a déposé officiellement une demande de candidature en octobre dernier soutenue par Washington. En huit mois seulement, l’Irak est passé du statut d’observateur à celui de candidat à l’adhésion alors qu’habituellement il faut au minimum cinq ans. Les pays membres de l’OMC ont donné leur feu vert le 13 décembre dernier à l’ouverture des négociations.

Droit à la santé et à la vie

10. La population irakienne a subi en 20 ans : trois guerres, des bombardements massifs à l’uranium appauvri13 et plus de dix ans d’embargo. Il y aurait, selon les chiffres les plus alarmants, plus de 100’000 victimes civiles irakiennes directes ou indirectes depuis l’offensive anglo-étasunienne le 19 mars 200314. 18 mois après la fin de la guerre, « le risque de mourir à cause des violences […] est 58 fois plus élevé que 15 mois avant la guerre. Le risque de mourir de n’importe quelle cause est 2,5 fois plus élevé qu’avant l’invasion » selon l’ONG Medact 15. Depuis mai 2003, les forces de la coalition n’ont jamais été capables de protéger les civils – mais s’agissait-il encore d’un objectif ? A l’instar de la Colombie, l’Irak est un des pays les plus dangereux pour les syndicalistes. Le 4 janvier dernier, Hadi Salih, secrétaire international de la Fédération des syndicats irakiens (IFTU), a été assassiné chez lui. Le 27 janvier, le président du Syndicat des mécaniciens, de la métallurgie et des imprimeurs a été enlevé. Par ailleurs, à plusieurs reprises des soldats de la coalition ont arrêté ou tenté d’intimider des travailleurs syndiqués et la coalition n’a annulé la loi interdisant de former des syndicats dans le secteur public qu’en mars 2004 soit 10 mois après la prise de pouvoir de l’administrateur civil.

Immunité totale pour les forces d’occupation et le personnel étrangers

11. L’ordonnance 1716 garantie l’immunité juridique aux occupants17 et à leurs sous-traitants en Irak. Elle donne aux Etats d’origine la responsabilité de les traduire en justice, mais le gouvernement Bush a déjà pris des dispositions pour leur assurer aussi l’immunité aux Etats-Unis. Grâce à l’Executive Order 1330318, les entreprises étasuniennes actives dans l’industrie pétrolière en Irak ne risquent aucune poursuite pour infraction à la législation si cette infraction a lieu dans le cadre de l’extraction pétrolière et du rétablissement de l’infrastructure pétrolière en Irak.

Conclusion

12. Les réformes économiques imposées par la coalition anglo-étasunienne ne visent pas à satisfaire les besoins et priorités du peuple irakien, la détérioration de la situation sanitaire et alimentaire depuis deux ans le démontrent aisément. Elles n’ont pour seule logique que le pillage des ressources de ce pays au profit des sociétés étrangères et de faire de l’Irak le fer de lance de l’économie néolibérale dans la région. De plus, les entreprises étrangères pratiquent souvent des tarifs prohibitifs comme le montrent certaines études. Pourtant elles ont été choisies à maintes reprises par l’administrateur civil au détriment des sociétés irakiennes. De plus, la gestion par la coalition et Paul Bremer du Fonds de développement pour l’Irak, crée par la résolution 1483 (2003) du Conseil de sécurité, et qui doit centralisé les bénéfices des ventes pétrolières et gazéifères, laisse aussi à désirer19.

13. Les décisions prises par l’administrateur civil sous mandat de la coalition sont contraires au droit international. La Convention IV de La Haye de 1907 dit clairement dans son article 43 que « l’autorité du pouvoir légal ayant passé de fait entre les mains de l’occupant, celui-ci prendra toutes les mesures qui dépendent de lui en vue de rétablir et d’assurer, autant qu’il est possible, l’ordre et la vie publics en respectant, sauf empêchement absolu, les lois en vigueur dans le pays. » et dans son article 55 que « l’Etat occupant ne se considérera que comme administrateur et usufruitier des édifices publics, immeubles, forêts et exploitations agricoles appartenant à l’Etat ennemi et se trouvant dans le pays occupé. Il devra sauvegarder le fonds de ces propriétés et les administrer conformément aux règles de l’usufruit. ».

14. Ces ordonnances n’ont malheureusement pas été remises en cause par le gouvernement provisoire en place depuis 28 juin 2004, mais en avait-il le pouvoir ? Ses membres ont tous été « approuvés » par le gouvernement Bush et la résolution 1546 (2004) du Conseil de sécurité demande au gouvernement provisoire de s’abstenir « de prendre des décisions affectant le destin de l’Irak au-delà de la période intérimaire ». Cependant, l’administrateur civil a quant à lui pu modifier à sa guise et diamétralement le système économique irakien hypothéquant l’avenir de millions de personnes.

15. Quant aux élections du 30 janvier 2005, les conditions de leurs tenues sont des plus étonnantes, nous faisant douter de leur réelle légitimité et légalité. Ainsi, plus de 70 partis les ont boycottés, la plupart des candidats étaient anonymes et sans programme électoral, les observateurs internationaux, nombreux en Ukraine, étaient pratiquement absents dans le pays et se trouvaient basés à Amman en Jordanie.

16. Le Centre Europe – Tiers Monde et l’Association américaine de juristes estiment que la Commission des droits de l’homme, dans le cadre strict de son mandat, devrait adopter une résolution :

1) condamnant sans ambiguïté les violations du droit international et le droit humanitaire qui sont en train d’être commises en Irak depuis l’agression ;

2) favorisant une enquête concernant ces violations et la mise à la disposition de la justice de ses auteurs ;

3) favorisant une solution pacifique et démocratique avec la participation sans exclusion de tous les secteurs du peuple irakien dans le cadre du respect de la souveraineté et du droit à la libre autodétermination de l’Irak, solution qui requiert comme première priorité le retrait immédiat de l’armée d’occupation.

4) Demandant que le peuple irakien soit consulté sur les décisions prises par l’administrateur civil durant son mandat, ainsi que sur l’adhésion du pays à l’Organisation mondiale du commerce;

5) Demandant qu’un audit soit mené sur l’utilisation des fonds gérés par le Fonds de développement pour l’Irak.

Catégories Cas Déclarations DROITS HUMAINS Sociétés transnationales
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