Sociétés transnationales et pétrole : le cas du Tchad et du Cameroun

11/11/2000

Dans le contexte d’absence ou de graves insuffisances de législation nationale et internationale réglementant les activités de sociétés transnationales, le CETIM réitère ses inquiétudes par rapport aux violations massives des droits humains entraînés par ces mêmes sociétés, de concert avec des Etats du Nord comme du Sud. Le secteur pétrolier est notamment parlant à cet égard.

Considérant l’avancement du projet pétrolier “Tchad-Cameroun”, nous jugeons utile de présenter cet exposé qui doit servir de complément et d’actualisation à celui présenté par la Ligue Internationale pour les droits et la libération des peuples à la Sous-commission sous la cote E/CN.4/Sub.2/1998/NGO/5.

Aux dernières nouvelles

Jusqu’au 9 novembre 1999, le consortium pétrolier était composé des sociétés ESSO (EXXON), SHELL et ELF Aquitaine. Pour des raisons inexpliquées SHELL et ELF ont décidé de se retirer du consortium.

Le projet doit être présenté prochainement au conseil exécutif de la Banque Mondiale pour approbation, celle-ci ayant été sollicitée pour accorder deux prêts aux Etats tchadien et camerounais.

Si celui-ci était approuvé, cela encouragerait fortement les investisseurs privés et devrait leur permettre d’assurer leurs investissements auprès d’institutions gouvernementales de garantie des risques à l’exportation.

Les problèmes causés par ce gigantesque projet sont d’ordre divers. D’un côté, dans le contexte politique actuel, il est permis de douter des possibilités de développement socio-économique liés à ce projet pour les populations des deux pays; de l’autre les répercussions directes du projet sur les populations et l’environnement suscitent de graves inquiétudes. En outre, la répression actuelle des droits civils et politiques à l’encontre des opposants au projet est plus que préoccupante.

1. Obstacles à un impact socio-économique favorable du projet

– Corruption généralisée et contexte politique

Les gouvernements tchadien et camerounais ont la triste réputation d’être minés par la corruption.
Au Tchad, selon quelques quotidiens de la presse locale, plusieurs ministres, destitués suite à des affaires de détournement d’aide au développement, ont ensuite été nommés à des postes politiques clés, et n’ont jamais dû rembourser l’argent volé. L’impunité semble totale et la corruption généralisée, même au plus haut niveau.

Le Cameroun s’est quant à lui récemment vu décerner pour la deuxième fois le titre de pays le plus corrompu du monde par le groupe « Transparency International »1. Les ressources pétrolières actuelles du Cameroun ne sont d’ailleurs pas inscrites au budget de l’Etat, et aucun plan de gestion des futurs revenus pétroliers n’est prévu.

Il faut souligner cependant ici qu’il n’y a pas de corrompus sans corrupteurs. A ce sujet, un rapport confidentiel destiné au ministère français de la coopération est explicite sur le rôle joué par les sociétés pétrolières françaises pour cacher l’utilisation des revenus du pétrole et aggraver la corruption sur le continent africain (cf. scandale Elf Gabon)2.

Au Tchad, les financements de campagnes de candidats à la présidence par Elf ont été à maintes fois évoquées.3

La manière dont le gouvernement tchadien met en oeuvre les exigences de gestion “transparente” de la Banque Mondiale n’offre par ailleurs pas de garanties. Le 30 décembre 1998 le parlement tchadien a adopté une loi dite de gestion des revenus pétroliers. Elle prévoit en substance que 90% des revenus directs du pétrole seront mis sur un compte bloqué, qui ne devrait prétendument être utilisé que pour des actions dans le domaine de l’éducation, du développement et de la santé. Une commission dite « commission de décaissement » aura pour mission d’autoriser le retrait d’argent de ce compte. Cependant, cinq de ses neuf membres font partie de l’administration, deux autres sont respectivement député et sénateur. Quant aux deux seuls représentants de la société civile, un syndicaliste et un représentant des ONGs, il n’est pas fait mention de la manière dont ils seront choisis, ce qui laisse la porte ouverte à des abus.

Par ailleurs, la loi prévoit que seuls 4,5% des revenus directs du pétrole seront dédiés au développement de la région de production. Selon la manière de définir cette zone, elle peut englober jusqu’à un tiers de la population tchadienne, et il n’est pas précisé à quelles conditions et pour quels types de projet cet argent pourra être utilisé.

En accréditant de telles pratiques, connues de tous, la Banque Mondiale donnerait encore davantage de crédit à ceux qui la critique pour sa gestion peu transparente des fonds dédiés au développement et son rôle important dans l’endettement perpétuel dans lequel sont plongés la plupart des pays du Sud.

– Risque de reprise de la guerre civile au Tchad

Pendant plus de trente ans, le Tchad a été le siège d’une intense guerre civile. De nombreuses organisations non gouvernementales locales ainsi que des observateurs étrangers craignent que l’exploitation du pétrole dans le Sud exacerbe les tensions socio-politiques déjà existantes, voire serve d’élément déclencheur à la reprise des conflits.

– Création d’emplois

Il est souvent avancé par les gouvernements et la Banque mondiale que le projet aura un impact favorable sur l’emploi. Or, l’expérience montre que ce genre de projet pétrolier crée des emplois dans leur immense majorité ponctuels et peu qualifiés4. Pourtant la région subit une forte immigration de personnes attirées par l’illusion d’y trouver du travail (plus de 5000 personnes, alors que le projet n’a pas encore débuté). Aucune mesure d’atténuation n’a été prise et la cohabitation entre les migrants et les paysans pose déjà des problèmes.

Dans le contexte politique actuel, loin de servir la lutte contre la pauvreté, l’arrivée d’argent frais va selon toute vraisemblance, comme l’ont montré de nombreux exemples similaires, profiter à quelques uns et exacerber les luttes armées pour le pouvoir.

2. Des violations directes des droits économiques, sociaux et culturels

La violation du droit à se nourrir des autochtones causée par la perte de terrains et d’arbres

Dans la région d’exploitation du pétrole, des oléoducs devront relier les 300 puits à des collecteurs ; le long de l’oléoduc une surface couvrant 30 à 60 mètres de large sur 1050 km de long sera temporairement inutilisable. Des surfaces considérables de cultures seront temporairement non cultivables et de nombreux arbres devront être coupés, ce qui va affecter gravement la capacité de certains paysans à se nourrir. Les compensations qui leurs sont proposées sont souvent ridiculement basses, et ne suffisent pas à combler le manque qui sera crée. De plus elles sont souvent inférieures à ce qui est officiellement prévu dans le plan d’indemnisation. De plus, calculés par Esso au Tchad, la valeur des arbres dont on admet l’indemnisation est systématiquement sous-évaluée: le montant de l’indemnisation imposée représente 5 à 20 fois moins que la valeur réelle calculée par les agronomes tchadiens indépendants. L’abattage des arbres de forêts utilisés par les populations pygmées au Cameroun ne donneront apparemment lieu à aucune indemnisation.

Pourtant ces arbres représentent un revenu substantiel pour des populations qui ont des difficultés à assurer leur minimum vital. Or il faudra attendre de nombreuses années avant de réparer le déséquilibre, puisque le karité, par exemple, est improductif pendant les quinze premières années de croissance. Il est à noter que des “indemnisations” ont été versées aux paysans sans que le projet ait été avalisé et qu’en outre elles l’ont été au mépris des réalités sociales locales.5

Au Cameroun, l’avenir de milliers de Pygmées Bagyeli est menacé par l’absence dans le Plan pour les Populations Autochtones de mécanismes de reconnaissance des droits des populations sur les terres agricoles forestières. Il est permis de douter, au vu de l’attitude qu’il a eut jusqu’à aujourd’hui vis-à-vis des Pygmées, de la capacité et de la volonté du gouvernement Camerounais de gérer la situation. La construction de l’oléoduc aura comme conséquence pour ces populations la perte de moyens d’existence.

La violation du droit à se nourrir causée potentiellement par la pollution

Aucun plan d’intervention n’a été prévu par les gouvernements tchadien et camerounais, ni d’ailleurs par Esso, en cas de fuite de pétrole. Il est d’ailleurs prévu qu’une partie des eaux de forage sera déversée dans l’environnement sans traitement.

Il importe d’être conscient des faits suivants :
– La région pétrolière est essentiellement agricole. Une baisse de la fertilité des sols aurait des conséquences dramatiques sur la capacité de subsistance de la population. Au Tchad, la région d’exploitation du pétrole est une des zones les plus fertile du pays, et une baisse régionale de la production mettrait en danger l’approvisionnement alimentaire de tout le pays.
– La pêche est également une ressource de la plus haute importance dans la région. Au Tchad les rivières qui sont enjambées par l’oléoduc traversent le sud du pays et rejoignent ensuite le fleuve Logone qui se jette dans le Lac Tchad. De même au Cameroun, où l’oléoduc traversera 17 rivières importantes y compris le Sanaga, qui forment un des plus important réseau fluvial d’Afrique. Une pollution des rivières et des côtes de la zone pétrolière aurait donc un effet dramatique sur l’approvisionnement en poisson des deux pays et le droit à se nourrir des habitants serait mis en danger.
– L’accès à l’eau potable est également menacé : la majorité de la population boit de l’eau provenant de nappes phréatiques de faible profondeur, et parfois de l’eau de rivière. Une pollution de ces ressources en eau aurait des effets dramatiques sur l’alimentation et la santé d’une grande partie de la population.

En conclusion, il n’est pas exagéré d’affirmer que, dans les conditions actuelles, le projet met en danger le droit à se nourrir des populations locales. Il n’est pas compatible avec le concept de développement durable favorisant une production agricole locale indispensable à la satisfaction des besoins élémentaires pour faire place à une exploitation pétrolière potentiellement dangereuse et limitée dans le temps.

3. Les violations des droits civils et politiques

La situation des droits civils et politiques au Tchad est grave: Amnesty International a documenté les massacres de civils non armés dans la région pétrolière pendant les deux dernières années, et le Parlement Européen a exprimé ses inquiétudes dans une résolution de juin 1998.

Les opposants au projet pétrolier font constamment l’objet de menaces, et la situation s’est aggravée depuis le retrait de Elf et Shell du consortium. Depuis le démarrage du projet, les populations locales n’ont pas été informées de manière suffisante.

Des militaires étaient toujours présents pendant le processus de consultation; ils accompagnent systématiquement les agents d’Esso dans leurs déplacements.

Quelques exemples

– Le député tchadien Ngarledji Yorongar, a été arrêté, traduit en justice et condamné pour diffamation car il avait critiqué publiquement la manière dont le projet était mené. Il a été détenu du 3 juin 1998 au 5 février 1999.

– Les chefs traditionnels de la région qui étaient réunis à Bébédjia pour un séminaire du 5 au 7 octobre ont été forcés de prendre part à une manifestation en faveur du pétrole, sous la menace d’être séquestrés.

– Le 23 0ctobre 1999 à Bébédjia, lors de la préparation de la visite du directeur général de la Banque Mondiale, le préfet de Doba a menacé d’arrestation et de prison les personnes qui oseraient manifester publiquement leur opposition au projet.

– Les 24 et 25 octobre 1999 deux membres de la coordination de l’Entente des Populations de la Zone Pétrolière (EPOZOP), à savoir Mbeuryom Mathias et Moyombaye Urbain, ont été interpellés par le préfet de Doba. L’EPOZOP a pour but la défense des intérêts des populations de la région. Le préfet de Doba leur a signifié verbalement l’interdiction de continuer leurs activités.

Recommandations

Compte tenu de ce qui précède, le CETIM demande à la Commission des droits de l’homme d’intervenir auprès des gouvernements tchadiens et camerounais afin que ceux-ci:

– garantissent l’intégrité physique et morale des opposants au projet pétrolier et leurs libertés fondamentales;

– associent les représentants des populations locales dans les prises de décision concernant ce projet.

En outre, le CETIM demande à la Commission des droits de l’homme d’appeler les pays membres de la Banque Mondiale à suspendre tout accord de crédit pour ledit projet et ce jusqu’à ce qu’une étude indépendante et détaillée puisse être menée sur l’impact du projet sur les populations locales et l’environnement.

Autres documents

Environmental Defense Fund, Korinna Horta, La Banque Mondiale au Tchad et au Cameroun: projet pétrolier et d’aléoduc, un nouvel Ogoniland? Subventions aux multinationales déguisées en aide au développement? Février 1997.

Esso, environmental assessment plan Tchad export Project, Esso exploration and production Chad, october, 1997 (p.7 – 30 water quality).

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