Nations Unies, libre-échange et sociétés transnationales

11/11/1998

Dans son rapport à l’Assemblée générale sur «l’esprit d’entreprise et la privatisation au service de la croissance économique et du développement durable» (A/52/428), le Secrétaire général a exprimé une position sans équivoque en faveur d’un «modèle économique unique», mettant au défi les enseignements de l’histoire et de la réalité contemporaine.

L’Associacion Americana de Juristas et le Centre Europe-Tiers Monde estiment que le Secrétaire général a dépassé le mandat, que lui a conféré l’Assemblée générale dans sa résolution 48/180 du 21 décembre 1993, de présenter un rapport biennal sur les politiques et les activités relatives à l’esprit d’entreprise et la privatisation, sur la suppression des monopoles et la dérégulation administrative. Malgré le fait que ce mandat soit limitatif et en appelle à un rapport descriptif, le Secrétaire général l’a dépassé en prenant une position sans équivoque en faveur des intérêts économiques et politiques qui font la promotion du libre échange, de l’affaiblissement du rôle de l’Etat et qui par ailleurs contrecarrent les efforts de la communauté internationale pour réaliser les objectifs de la Charte des Nations-Unies, à savoir la promotion du bien-être humain et social.

Le rapport du Secrétaire général démontre que le «modèle économique», dont il fait la promotion, est en parfait accord avec les impératifs orientés vers le profit des entreprises transnationales et des banques. C’est-à-dire qu’il est nécessaire de «globaliser», afin de réduire les coûts et gagner des marchés, quelques soient les conséquences sociales, économiques et politiques sur les peuples des pays concernés.

Ce «modèle» est en effet l’imposition d’un système économique unique, qui renforce la dépendance de la majorité des peuples et nations du monde envers les pays riches et leurs élites économiques et financières.

De plus, les politiques liées à la «globalisation» cherchent à restaurer et à raffermir les relations néo-coloniales entre anciens colonisés et colonisateurs, en rejetant les principes reconnus à l’échelle internationale, suite aux longs combats pour l’indépendance des peuples et nations colonisés, à savoir la souveraineté nationale, la souveraineté permanente sur leurs richesses, leurs ressources naturelles, leurs activités économiques et le droit des peuples à l’autodétermination.

Le rapport du Secrétaire général doit être examiné en relation avec un autre acte politique, à savoir sa participation au Forum économique de Davos, sa première apparition publique, où il appela à un partenariat des grandes entreprises et des Nations-Unies. Ce n’est pas par coïncidence que le Secrétaire général a choisi de présenter ses analyses sur la situation globale devant un parterre de riches et de puissants plutôt qu’aux acteurs sociaux, et d’y annoncer le choix de ses partenaires ainsi que la plate-forme de son futur travail.

Dans son allocution, le Secrétaire général souligne que les initiatives des Nations-Unies en faveur des politiques de libre échange sont le reflet des «réalités d’un monde en évolution». Selon lui,

A. «il y a un consensus universel sur le rôle essentiel des forces du marché pour le développement durable»;

B. «si l’Etat cherchait auparavant à contrôler la vie économique, son rôle change dans la majeure partie du monde dans le but de créer les conditions de réalisation du développement durable»;

C. «il existe des preuves concluantes que les pauvres peuvent résoudre seuls leurs problèmes pour autant qu’on leur donne un égal accès aux services financiers et commerciaux pour le développement».

Notre intention n’est pas de rappeler dans ce papier tout ce qui a déjà été dit et écrit sur les effets négatifs de la «globalisation» sur les droits humains. En revanche, nous souhaitons souligner que les prémisses inexacts et sans validité, sur lesquels s’appuie le Secrétaire général pour arriver à ses conclusions, coïncident avec l’objectif exclusivement orienté vers le profit des entreprises et des banques transnationales, de «globaliser», quelles qu’en soient les conséquences humaines et sociales. Nous souhaitons également souligner que l’intervention idéologique et politique du Secrétaire général est incompatible avec la fonction que lui accorde la Charte des Nations-Unies et en particulier avec le devoir de neutralité, mentionnée dans l’article 100.

Les prémisses ou suppositions sur lesquels se base le rapport du Secrétaire général:

Dans son discours devant le Forum économique de Davos, le Secrétaire général a relevé que «dans le monde entier, les pays sont en train d’adopter la libéralisation économique et politique», et que cela reflète les réalités «d’un monde en évolution», ainsi que l’existence «d’un nouveau consensus international» sur le rôle essentiel des «forces du marché». Le Secrétaire général a loué le secteur privé et les politiques de libre-échange. Mais quelles réalisations majeures provoquent chez lui un tel entrain pour le libéralisme ? Le Secrétaire général omet d’en parler. Une réponse objective aurait en effet rendu difficile, si ce n’est impossible, pour le Secrétaire général la promotion de son modèle idéologique en faveur du développement durable.

En soutenant qu’il existe une reconnaissance internationale du modèle ultralibéral, le Secrétaire général semble ignorer certains faits:

A. La «libéralisation économique et politique», que l’on observe particulièrement dans les pays du tiers monde ne reflète pas, dans la majorité des cas, l’exercice souverain de leurs droits. Au contraire, une telle libéralisation a été imposée à ces gouvernements par l’intermédiaire coercitif des institutions financières internationales ou par les pays riches: les conditionalités et les programmes d’ajustement structurel du FMI et de la Banque mondiale; les embargos économiques unilatéraux, etc.

B. Les critiques gouvernementales se font nombreuses de par le monde vis-à-vis des politiques de libéralisation économique et de la domination croissante des forces du marché. De nombreux gouvernements du tiers monde, en particulier, expriment une inquiétude grandissante face aux conflits sociaux et politiques engendrés par un enthousiasme excessif en faveur des «forces du marché» et la menace que celles-ci représentent pour la démocratie.

Ces préoccupations sont reflétées dans la résolution 52/136 de l’Assemblée générale sur le droit au développement, adoptée le 12 décembre 1997 par une grande majorité de votants (129 pour, 12 contre et 32 abstentions).

C’est une évidence irréfutable que la communauté internationale s’inquiète profondément du «modèle économique», dont le Secrétaire général fait désormais la promotion, car elle a compris que ce «modèle» a accéléré et accentué les inégalités, l’injustice et que celui-ci est insoutenable tant sur le plan social, politique, économique qu’environnemental.

C. Le Secrétaire général semble aussi ignorer les résistances populaires grandissantes à l’échelle locale, nationale et internationale contre la globalisation menée par le capital transnational.

D. Le Secrétaire général semble également ne pas connaître ce qui est dit dans d’autres organes des Nations-Unies, en particulier ceux qui s’occupent des droits humains.

Les inquiétudes vis-à-vis des effets sociaux et humains de la globalisation augmentent plutôt qu’elles diminuent. Celles-ci sont présentes, entre autres: dans les déclarations et programmes d’actions des récentes conférences mondiales, en particulier le Sommet mondial pour le développement social, qui s’est tenu à Copenhague, et qui s’est penché sur le chômage, la pauvreté et l’exclusion sociale; dans les résolutions de la Commission et de la Sous-commission des droits de l’homme et dans ses études des effets sur les droits humains de la dette extérieure, des politiques et des ajustements structurels du FMI et la Banque mondiale, des activités et des méthodes de travail des entreprises transnationales; dans le débat sur l’impact de la globalisation sur les droits économiques sociaux et culturels et sur le droit au développement; dans les rapports du PNUD; dans les études menées par l’UNRISD; dans les débats et conférences de l’OIT, etc.

Sur la base de présupposés sans fondement et sélectifs, contraires aux faits historiques et idéologiques, le Secrétaire général va de l’avant et déclare que la «dérégulation» représente la marche à suivre pour toute réforme de l’Etat (para. 50), et se fait l’avocat des ventes d’entreprises publiques, en cédant «la propriété et la gestion à des investisseurs dotés de l’expérience et du savoir-faire nécessaire pour améliorer le rendement, même s’il faut parfois vendre les avoirs à des acquéreurs étrangers» (para.29). Au début de ce même paragraphe, le Secrétaire général s’oppose à «une distribution à grande échelle du capital des entreprises privées», c?est-à-dire à la participation de petits épargnants. Cela résonne comme un appel au monopole des grandes entreprises par le capital transnational.

Le Secrétaire général a décidé d’ignorer que le secteur public et les services nationalisés ont contribué au progrès social, à la cohésion sociale et aux innovations technologiques.

L’analyse du Secrétaire général est également déficiente et partiale lorsqu’il omet de reconnaître que c’est précisément l’imposition de critères de management du secteur privé comme «l’efficience» et «le profit» qui ont souvent un impact négatif sur l’efficacité des entreprises publiques et contrecarre les objectifs fondamentaux des entreprises et des services publics.

Partenariat entre secteurs publics et privés

L’importance du partenariat entre secteurs public et privé ; si le secteur privé devait devenir le moteur de la croissance économique, apparaît comme un leitmotiv dans le rapport du Secrétaire général. L’ensemble de ses recommandations tendent vers une direction unique: «le partenariat avec les entreprises privées» pour mettre en oeuvre les décisions des sommets mondiaux, pour promouvoir la privatisation, pour abolir les monopoles (c’est-à-dire les monopoles d’Etat), pour transformer les politiques fiscales en faveur des initiatives privées, et pour mettre en oeuvre les conclusions de l’ECOSOC, particulièrement celles concernant les actions nationales et internationales qui favoriseraient l?investissement à l’étranger et le commerce international. De plus, le Secrétaire général réitère son intention, rendue publique en juillet 1997 dans le cadre de ses propositions de réforme des Nations-Unies, d’établir un service de liaison avec les milieux d’affaire, et informe qu’il entend mettre en place un mécanisme permettant un dialogue continu entre les milieux d’affaires et les organes des Nations-Unies. (par.216, mesure 17 c) et d), rapport du Secrétaire général A/51/950).

Nous avons ainsi eu l’occasion de démontrer que les arguments du Secrétaire général en faveur du libre-échange n’étaient basés ni sur la réalité sociale et économique d’une quelconque partie du monde, ni sur un raisonnement intellectuel et cohérent.

Par conséquent, on peut se demander quelles sont les motivations du Secrétaire général pour intervenir pareillement dans le domaine économique et social ? La réponse peut être trouvée dans son allocution au Forum économique mondial de Davos: «le capitalisme de marché n’a pas de rival idéologique majeur». Le Secrétaire général admet donc avoir fait le choix idéologique et politique d’instrumentaliser les Nations-Unies, afin de promouvoir les intérêts et le modèle économique dominants.

Cette intervention basée sur des arguments politiques et idéologiques est incompatible avec la fonction de Chef administratif d’une organisation (art. 97 de la Charte) qui non seulement se proclame universelle, mais qui est aussi sensée agir au nom des peuples des Nations-Unies.

Toute personne qui se sent concernée par le futur des Nations Unies doit se battre pour un retour aux valeurs et à l’esprit de la Charte.

A l’opposé, les personnes qui pensent que ces valeurs sont dépassées doivent avoir le courage de le dire clairement.

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