L’OMC et la réforme agraire aux Philippines

11/11/2000

D’après le modèle économique dominant, la libéralisation du commerce ouvre la voie au développement. Dans le domaine de l’agriculture, l’Accord sur l’agriculture mis en œuvre sous l’égide de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) est la seule mesure substantielle qui ait jamais été prise dans ce sens.

Cinq ans après l’entrée en vigueur de cet instrument, force est de constater que ses dispositions ont des conséquences dévastatrices pour les agriculteurs et les paysans du monde entier: intensification de l’exploitation, augmentation du nombre de paysans sans terres et extension de la pauvreté. Aux Philippines, le Kilusang Magbubukid ng Pilipinas (KMP – Mouvement paysan des Philippines) a démontré, preuves à l’appui, les effets désastreux de la libéralisation du commerce pour le paysannat philippin. Le Centre Europe-Tiers Monde (CETIM) souhaite faire part de ses constatations alarmantes à la Sous-Commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme.

Un accord déloyal et inéquitable
L’Accord sur l’agriculture constitue l’aboutissement des négociations du Cycle d’Uruguay de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT). Sa genèse est très révélatrice des intentions véritables qui le sous-tendent. Avant que le commerce des produits agricoles ne fasse partie des négociations du GATT, les pays industrialisés, en particulier les États-Unis et l’Union européenne, surenchérissaient dans l’application de mesures plus protectionnistes les unes que les autres, contribuant ainsi à une surproduction en constante augmentation. Cependant, dans les années 80, la concurrence et la surproduction croissantes renforçaient les tensions entre pays industrialisés tandis que les cours mondiaux s’effondraient. De plus, le coût élevé des programmes de subventionnement du secteur agricole commençait à grever lourdement le budget de ces pays.

L’accord sur l’agriculture issu du Cycle d’Uruguay du GATT devait résoudre le problème chronique de la surproduction agricole dans le monde industrialisé en élargissant les marchés. Dans le même temps, il permettait d’asseoir le monopole des sociétés transnationales sur les secteurs alimentaire et agricole.

Rien d’étonnant à ce que les États-Unis et l’Union européenne, les plus gros exportateurs de produits agricoles et ports d’attache des transnationales de l’agroalimentaire, s’avèrent être les principaux bénéficiaires de l’Accord sur l’agriculture. En effet, cet instrument n’a pratiquement pas restreint leurs possibilités de subventionner la surproduction et de pratiquer le dumping à l’exportation, alors qu’il a empêché les pays du tiers monde de prendre des mesures pour protéger leur agriculture.

Ainsi, le Département de l’agriculture des États-Unis prévoit qu’une fois que l’Accord final du Cycle d’Uruguay et l’Accord de libre-échange nord américain (ALENA) auront été pleinement mis en œuvre, entre 2005 et 2008, les exportations américaines connaîtront un accroissement de plus de 10 milliards de dollars par année tandis que les exportations dues directement à la libéralisation du commerce représenteront 13 % de la totalité des exportations agricoles du pays.

La libéralisation de l’agriculture philippine favorise les grandes entreprises
L’agriculture philippine garde l’empreinte de près de 500 ans de domination coloniale et néocoloniale. Même avant le Cycle d’Uruguay, elle était orientée vers l’exportation, tributaire
des importations et dominée par les intérêts étrangers ce qui ne veut pas dire que l’Accord sur l’agriculture ait eu un faible impact: au contraire, il a accentué les faiblesses fondamentales de l’agriculture philippine.

Les Philippines n’ont pas eu à réduire les droits de douane sur la base de l’Accord sur l’agriculture puisque ceux-ci étaient déjà inférieurs au maximum fixé. Au contraire, elles se sont engagées à ne pas les augmenter au-delà d’un certain seuil et à réduire les taux qu’il avait accepté de respecter de 24 % sur une période de dix ans. Une exception n’a été faite que pour le riz. Alors que la tarification est repoussée à dans dix ans, le pays est tenu d’autoriser les importations de riz à hauteur de 2 % de la consommation intérieure en 2000 et de 4 % d’ici fin 2004, conformément aux engagements en matière d’accès minimal.

Le Gouvernement philippin n’a pas eu à réduire ou à supprimer des subventions pour la bonne raison que l’agriculture nationale n’a jamais reçu d’aide substantielle. Cependant, il a lié les gouvernements à venir par l’engagement de ne pas subventionner l’agriculture alors que cela pourrait dynamiser ce secteur moribond aux Philippines.

Afin de mettre en œuvre l’Accord sur l’agriculture, le Gouvernement philippin a promulgué une loi sur la tarification des produits agricoles (Agricultural Tariffication Act – 8178). Cet instrument abroge les lois en vigueur qui interdisaient l’importation d’oignons, de pommes de terre, d’ails, de choux (loi 1296) et de café (loi 2712) et centralisaient l’importation du bœuf (loi 1297). La loi sur la tarification agricole a également annulé deux lois dont les agriculteurs avaient obtenu la promulgation après des années de lutte: la Grande Charte des petits exploitants (Magna Carta for Small Farmers, loi 7607) et la loi sur le développement de l’industrie des semences (Seed Industry Development Act, loi 7308). Ces lois interdisaient l’importation de produits et de semences agricoles lorsque la production nationale était suffisante.

Le secteur agricole a été restructuré dans le sens d’une plus grande libéralisation par toute une série d’autres lois et mesures. La loi 7900, par exemple, prévoyait de faire bénéficier les entreprises de l’agro-industrie tournées vers l’exportation de primes, d’exonérations fiscales temporaires et d’aides à la mise en place d’infrastructures.

Le Plan de développement agricole à moyen terme (1993-1998) a introduit de nouveaux principes dérivant de la notion de zone de production pilote, selon lesquels les cultures bien
cotées sur le marché et destinées à l’exportation étaient privilégiées par rapport aux cultures vivrières de base destinées à la consommation intérieure. Dans le même temps, le Gouvernement soutenait la création d’enclaves industrielles et de projets de développement pour attirer les investisseurs étrangers.

C’est sur ces mêmes principes que repose la loi générale sur la modernisation de l’agriculture et de la pêche (Agricultural and Fisheries Modernization Act) de 1997 aux termes de laquelle il faut entendre par «modernisation» la promotion de la production vivrière pour l’exportation et les mesures incitatives en faveur des investisseurs étrangers. Cette loi va jusqu’à autoriser les entreprises agricoles à importer des intrants et leurs équipements hors taxes pendant une période de cinq ans.

Selon le Plan de développement à moyen terme des Philippines (1999-2004) adopté par l’actuel gouvernement Estrada, avec la loi susmentionnée de 1997 «l’agriculture et la pêche deviendront des secteurs dynamiques, axés sur le marché, facilement accessibles aux technologies modernes et compétitifs à l’échelon international» tandis que les «parties prenantes du secteur cesseront de pratiquer l’agriculture de subsistance pour se transformer en entrepreneurs».

Cette déclaration de politique générale montre que le Gouvernement a l’intention d’intensifier la tendance actuelle à la libéralisation du secteur agricole. Le Président Estrada encourage aussi une réforme de la Constitution, en vue d’accorder aux sociétés étrangères la pleine jouissance des droits fonciers.

La libéralisation porte atteinte à la souveraineté et à la sécurité des Philippines en matière alimentaire
Les effets conjugués de la mise en œuvre par le Gouvernement de l’Accord sur l’agriculture et d’autres mesures de politique agricole se sont traduits par un afflux massif d’importations agricoles sur les marchés philippins. En 1994, les Philippines sont devenues un importateur net de produits agricoles, accusant un déficit de 42 millions de dollars en ce qui concerne la balance des échanges agricoles. Ce chiffre a quasiment quadruplé atteignant 150 millions de dollars en 1995. Depuis 1996, il avoisine 750 millions de dollars par an.

Bien que la production locale de riz, l’aliment de base de la plupart des Philippins, suffise à satisfaire la demande, un volume croissant de cette denrée a été importé. Les importations de riz ont atteint un maximum de 2,2 millions de tonnes en 1998, soit vingt fois plus que le minimum requis selon les engagements en matière d’accès minimal et équivalent à près de 40 % de la production locale. Atteignant 35 % de la valeur totale des importations, le riz a constitué la plus grande part des importations agricoles cette année-là.

La comparaison entre les dix premiers produits agricoles importés et exportés montre que le volume de ceux qui sont importés a généralement augmenté alors que celui des produits exportés a stagné ou diminué. Par exemple, de 1993 à 1998, les importations de maïs ont été multipliées par 500 environ, passant de 640 à 462 000 tonnes, celles de bœuf, par quatre environ et celles de porc, par 164.

De 1994 à 1998, la production locale, par contre, n’a progressé que de 0,23 par an en moyenne. La production de maïs, de sucre, d’arachides, de tomates, de choux, de café et de patates douces a régulièrement baissé. En 1998, celle de riz et de maïs, les deux cultures de base les plus importantes, a atteint le niveau le plus bas jamais enregistré depuis 1987 et 1984 respectivement.

La libéralisation réduit les moyens de subsistance des paysans philippins
Depuis que l’Accord sur l’agriculture a été mis en œuvre et que les Philippines sont membres de l’OMC, les conditions de vie des paysans philippins se sont détériorées. Le Gouvernement lui-même reconnaît que le nombre total de familles pauvres dans les zones rurales s’est accru d’environ 300 000 entre 1994 et 1997.

La libéralisation de l’économie a entraîné l’augmentation des coûts de production, affectant par conséquent la productivité et le revenu des fermiers. En particulier, le prix des semences et des engrais a augmenté considérablement, ce qui découle directement du fait que les Philippines sont tributaires des importations et que les transnationales agricoles étrangères sont en mesure de fixer des prix artificiellement élevés puisqu’elle détiennent le monopole sur le marché. Le prix de l’urée sur le marché intérieur, par exemple, est, selon la moyenne établie sur cinq ans, 73 fois supérieur à ce qu’il est sur le marché mondial.

Cargill, Continental et d’autres géants céréaliers des États-Unis, par exemple, peuvent vendre l’excédent de leur production de maïs aux Philippines à un prix équivalant à la moitié du prix de la production locale. Le maïs provenant des États-Unis, toutefois, a été produit par des exploitants qui reçoivent des subventions d’un montant de 29 000 dollars chacun –plus qu’aucun exploitant philippin ne pourrait gagner durant sa vie. En conséquence, d’après des évaluations prudentes du Département de l’agriculture, pas moins de 150 000 tonnes de maïs ont pourri sur place dans les champs en 1998. Avec l’augmentation des importations de maïs, le revenu moyen des cultivateurs philippins de maïs devrait baisser de 15 % en 2000 et de 30 % d’ici à 2004.

La libéralisation aggrave le phénomène des paysans sans terres
Il est notoire que les programmes de réforme agraire mis en œuvre dans le passé et aujourd’hui n’ont pas permis de donner des terres aux paysans qui n’en avaient pas. Or, la tendance actuelle est à la concentration des terres entre les mains des propriétaires fonciers et des sociétés, ce qui accroît le nombre de paysans sans terres.

Le soutien apporté par le Gouvernement à la production de cultures pour l’exportation encourage les propriétaires et les sociétés à faire main basse sur les terres, puisque les petits agriculteurs n’ont pas les moyens de se lancer dans une entreprise à fort coefficient de capital. L’annulation de titres de propriété des terres qui avaient été distribuées et la conversion de certaines terres font qu’une grande partie des terres redevienne en fait la propriété de quelques propriétaires terriens et sociétés.

Un autre stratégie destinée à favoriser l’agriculture à vocation exportatrice, le système des contrats, permet aux sociétés transnationales d’avoir le contrôle sur les terres même sans en acquérir la propriété. Les agriculteurs sont impuissants face à la position monopolistique de ces sociétés car ils doivent leur acheter les intrants agricoles nécessaires et leur vendre leur récolte aux conditions fixées par elles.

Cette situation pousse de plus en plus de petits paysans à quitter leurs terres, les privant de leurs sources de revenus. Depuis 1996, 700 000 emplois ont ainsi disparu dans le secteur agricole, portant à 1,3 million le nombre de chômeurs en 1998 dans les statistiques officielles du chômage dans les zones rurales. De plus en plus de paysans en sont réduits à travailler dans les exploitations et les plantations des propriétaires terriens pour un salaire qui souvent atteint à peine 60 à 90 pesos par jour1. Le nombre de salariés agricoles, euphémisme qui, dans les statistiques officielles, désigne les ouvriers agricoles, a augmenté de 13 % entre 1993 et 1997 alors que le nombre de travailleurs indépendants, y compris les agriculteurs propriétaires des terres qu’ils cultivent, a diminué de 5 % par an en moyenne pendant cette période.

Nous pouvons conclure avec le Mouvement paysan des Philippines (KMP) que la libéralisation du commerce agricole mise en œuvre par l’OMC et l’Accord sur l’agriculture a porté gravement atteinte à la souveraineté des Philippines sur ses ressources alimentaires et aux conditions de vie des paysans philippins. Les droits fondamentaux de la population à l’alimentation et à des conditions de vie décente se sont encore dégradés. Seule une authentique réforme agraire menée en profondeur et accompagnée de politiques économiques démocratiques et équitables servant les intérêts de la population peut garantir le respect des droits économiques, sociaux et culturels des paysans philippins. C’est pourquoi nous formulons les recommandations suivantes:

1. Il faudrait entreprendre une étude approfondie des conséquences de la libéralisation du commerce des produits agricoles pour les paysans et inciter les agriculteurs pauvres à y participer afin qu’ils fassent entendre leur voix et que, par leur témoignage, ils illustrent la dure réalité qui est la leur.

2. Il conviendrait de retirer immédiatement à l’OMC toute compétence en matière agricole. Tous les organes des Nations Unies devraient soutenir cette mesure pour qu’elle soit prise d’urgence afin de venir en aide, dans les meilleurs délais, aux paysans pauvres du tiers monde. À terme, l’OMC devra être totalement démantelée puisqu’elle est l’un des plus fervents défenseurs de la libéralisation et de la déréglementation, cause de tant de souffrances pour les paysans démunis.

3. Le principe «la terre à ceux qui la cultivent» devrait être reconnu comme l’un des droits fondamentaux des agriculteurs. L’ONU devrait veiller à ce qu’une véritable réforme agraire soit immédiatement mise en œuvre sur le territoire de tous ses États Membres, ce qui libérerait la paysannerie du joug de l’exploitation féodale. De plus, une telle réforme pourrait devenir la pierre angulaire d’un développement des régions rurales fondé sur une agriculture saine et durable et assurer la sécurité alimentaire de la population auXXIe siècle.

Catégories Cas Déclarations DROITS HUMAINS Sociétés transnationales
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