Les Dangers de la ZLÉA et l’urgente nécessité d’une alternative pour le développement

11/11/2004

1. Il y a un peu plus d’un siècle, lors de la conférence interaméricaine de Washington (1889), l’Amérique latine s’était vu proposer, déjà, d’intégrer ses économies à celle des États-Unis. Ce projet, qui comprenait une union douanière et, dans sa version la plus audacieuse, une monnaie commune, avait finalement échoué. Après des mois de négociations, les pays latino-américains trouvèrent enfin les motifs et ressources pour le rejeter. Les observateurs lucides de l’époque n’avaient d’ailleurs pas manqué de dénoncer les visées géopolitiques états-uniennes. « Seule une réponse unanime et ferme peut libérer les peuples d’Amérique [latine] des perturbations qu’entraînerait, avec la complicité des républiques vénales, la politique de domination de leur puissant voisin, qui ne se tourna vers eux que pour empêcher leur expansion, s’emparer de leurs territoires, briser leurs traités avec le reste du monde, et les obliger à acheter ce qu’il ne peut vendre ou à se fédérer pour mieux être dominés »2. Ces propos, tenus alors par José Martí, conservent aujourd’hui une surprenante actualité dans la perspective de Zone de Libre-Échange des Amériques (ZLÉA/ALCA/FTAA)3, annoncée pour 2005. Le présent rapport entend faire la lumière sur les dangers que comporte ce traité pour le développement et la souveraineté des peuples d’Amérique latine et des Caraïbes.

La ZLÉA : mythe et réalité

2. La ZLÉA veut établir entre tous les pays d’Amérique —à l’exception notable de Cuba— une zone de libre-échange, dont les objectifs sont de « libéraliser le commerce, augmenter les investissements par la libéralisation des marchés, accroître la concurrence, éliminer les restrictions au libre-échange (y compris les subventions aux industries locales, aides au commerce…) [et] au mouvement des capitaux et des gens d’affaires »4. L’esprit de cette intégration tient en une « conviction des parties » : la prospérité économique, aussi bien que le renforcement des institutions démocratiques et jusqu’aux « liens d’amitié » seraient conditionnés par la liberté des marchés. Voilà plus de deux siècles que les idéologues libéraux ressassent ce mythe que les faits n’ont cessé de démentir. Instauré entre partenaires inégaux, le libre-échange ne peut en effet que tourner à l’avantage du plus fort. Il ne garantit pas plus le développement qu’il n’est synonyme de démocratie ou de paix. La libre circulation des marchandises et des capitaux est prônée par les plus puissantes firmes des pays les plus puissants pour la raison qu’elle a toujours renforcé et renforcera toujours leurs positions sur les marchés. Les percées productives et commerciales de pays du Sud, rares au demeurant, sur des marchés internationaux aux structures oligopolistiques dominées dans tous les secteurs-clés par les transnationales du Nord n’ont été obtenues qu’au prix d’efforts considérables, et par des États imposant des limites à l’ouverture et leur volonté de maîtriser les relations extérieures. Frappant tous les continents, les crises financières en série de ces dernières années ont rappelé la fragilité et la dépendance persistantes du Sud. L’intégration de l’Amérique latine et caribéenne (19% du PIB continental, contre 81% pour les États-Unis et le Canada) au sein d’un accord de libre-échange qui soumet les plus faibles à une logique néo-libérale ne fonctionnant qu’au bénéfice des plus forts ne saurait constituer, à l’évidence, une solution à leur crise structurelle.

3. La ZLÉA n’est pas une initiative latino-américaine : elle a été conçue, dès 1990, par l’administration états-unienne (de G. Bush), et relancée (par G. W. Bush) au Sommet des Amériques de 2001. Visant officiellement à « promouvoir le développement social dans un cadre d’équité », le but du traité a cependant été présenté plus prosaïquement au Congrès des États-Unis comme devant « garantir à nos entreprises le contrôle d’un territoire allant du Pôle Nord à l’Antarctique et assurer un libre accès sur tout le continent à nos produits et services, à notre technologie et nos capitaux, sans obstacles ni difficultés »5. La ZLÉA constitue la pièce maîtresse —et le volet économique le plus déterminant—d’une stratégie globale de réorganisation de l’hégémonie des États-Unis sur le système mondial, dans laquelle le contrôle de l’hémisphère occidental apparaît primordial. Il s’agit pour les États-Unis de conserver le leadership sur la Triade (Union européenne et Japon), voire sur des rivaux en puissance (spécialement la Chine), mais également d’empêcher la résurgence de relations de coopération entre pays du Sud plus respectueuses de leurs intérêts, dans la lignée des projets jadis patronnés par la CNUCED ou la CEPAL, et plus récemment par le G216.

4. Aussi la ZLÉA ambitionne-t-elle d’étendre à l’échelle du continent l’ALENA (Accord de Libre-Échange de l’Amérique du Nord entre États-Unis, Canada et Mexique) —dont la mise en œuvre il y a dix ans avait été « saluée » par l’EZLN, à sa manière, au Chiapas. Sa dynamique s’inscrit dans la logique néo-libérale des plans d’ajustement structurel et des règles et mesures de discipline de l’OMC. Pour hâter ce processus d’intégration à marche forcée, faire pression sur les négociateurs et tenter de neutraliser les oppositions toujours plus vives que soulève ce projet, les États-Unis ont déjà signé une série de traités bilatéraux ou régionaux —parfois encore plus contraignants. D’autres accords, spécifiques mais décisifs (plans Colombia et Puebla Panamá), complètent ce dispositif, en prévoyant même le recours aux forces armées. Il est tout à fait significatif que la ZLÉA soit proposée en un moment de fragilisation de l’Amérique latine (après-crise, endettement, pénétration du capital étranger…) et d’implantation de nouvelles bases militaires états-uniennes sur le continent.

Une attaque contre la démocratie, la souveraineté et le développement

5. La ZLÉA doit être considérée, et combattue, pour ce qu’elle est : une attaque contre les droits fondamentaux des peuples latino-américains et caribéens à la démocratie, à la souveraineté et au développement. Les négociations des avant-projets d’accord, au cours desquelles le Président G. W. Bush actionna une procédure d’urgence (Fast Track, en août 2002), ont brillé par leur manque de transparence et, surtout, par leur violation des principes démocratiques les plus élémentaires : aucun peuple américain —pas même ses représentants au Parlement—n’a été dûment informé, associé aux discussions, consulté ou appelé à se prononcer sur la signature du traité le plus déterminant pour l’avenir du continent. Telle est la manière dont les partisans de la ZLÉA conçoivent la participation, la liberté d’expression, le débat contradictoire et la recherche d’un consensus dans les « 34 démocraties américaines ». Le but de ce traité n’est pas de mettre en œuvre un projet de société répondant aux besoins urgents de l’immense majorité de la population ; il est de simuler un processus légitime d’élaboration du cadre légal permettant le pillage de l’hémisphère par une infime minorité de possédants.

6. L’exercice de la souveraineté nationale, déjà mis à mal par le néo-libéralisme, se voit directement menacé par la ZLÉA et borné par la suprématie des traités7. C’est notamment le cas du chapitre relatif aux investissements -réplique exacte de l’Accord multilatéral sur les Investissements (AMI), pourtant mis en déroute il y a peu par la mobilisation populaire- : il ne se contente pas d’octroyer des privilèges exorbitants aux propriétaires du capital (traitement national), de protéger leur propriété intellectuelle (brevets) et de leur ouvrir les portes de tous les secteurs-clés, y compris des services publics (éducation, santé…) et des ressources naturelles (eau, biodiversité…) ; il dénie à l’État récipiendaire du capital étranger le droit de poser la moindre contrainte aux investisseurs (ou spéculateurs), que ce soit en matière d’exportations, d’accès à la technologie, de contenu en emplois ou de respect de l’environnement.

7. Les droits sociaux des travailleurs et des peuples demeurent les grands absents de l’avant-projet d’accord. Sa composition caricaturale donne une idée de leur place dans les préoccupations de ses promoteurs : un court préambule énonçant les prétendues vertus du libre-échange et maints vœux pieux précèdent l’énumération, avec force détails, des multiples droits sans devoir garantis au grand capital. À l’image de l’ALENA, mais à la différence de l’Union européenne ou du Marché commun du Sud (MERCOSUR), la ZLÉA fait le choix de reproduire en son sein la dichotomie fondamentale du système mondial capitaliste, celle de marchés intégrés dans toutes les dimensions à l’exception du travail : la liberté de circulation sur le continent ne concernera pas les personnes —sauf les « gens d’affaires ». Compte tenu des fortes différences de productivité entre pays, les effets à attendre d’une libéralisation des mouvements de marchandises et de capitaux, simultanément interdite aux travailleurs par le verrouillage de la frontière du Río Grande, seront selon toute vraisemblance les mêmes que ceux observés au Mexique avec la ZLÉA. À part une augmentation spectaculaire des exportations depuis dix ans8, l’économie mexicaine se caractérise surtout par : des échanges extérieurs dépendant de plus en plus fortement du marché des États-Unis ; des maquiladoras aux conditions de travail absolument inadmissibles ; des productions agricoles écrasées par la concurrence d’une agriculture états-unienne moderne, subventionnée et protégée ; des pertes d’emplois et de pouvoir d’achat des bas salaires ; des couches toujours plus nombreuses de la population plongées dans la pauvreté ; l’explosion des tentatives d’émigration clandestine ; et de véritables scandales écologiques. Exemple : en 2000, l’État mexicain fut condamné pour « expropriation » par le tribunal du Centre international de résolution des conflits liés à l’investissement à payer plus de 16 millions de dollars à Metalclad, firme états-unienne, parce qu’il avait exigé d’elle la fermeture d’une décharge de produits considérés comme dangereux pour la santé et pour l’environnement9.

L’impératif des résistances, l’urgence des alternatives

8. L’imminence et la gravité des dangers de la ZLÉA ont provoqué la montée en puissance des oppositions à son entrée en vigueur. Les résistances convergent de tous les secteurs progressistes des sociétés civiles latino-américaines et caribéennes : partis politiques, syndicats de travailleurs ouvriers ou paysans, mouvements sociaux, indigènes, féministes… L’essor des comités de lutte et le succès des manifestations, marches et consultations populaires ont contribué à informer, mobiliser et organiser les peuples de tout le continent. En septembre 2002, plus de 10 millions de Brésiliens ont dit non à la ZLÉA. Appuyés par ce formidable élan populaire, des États (Cuba, Venezuela) ont su résister et formuler des critiques radicales contre ce projet destructeur, tandis que d’autres (sous l’impulsion du Brésil) ont pu renégocier le calendrier et retarder l’échéance, en rappelant qu’une autre intégration était et reste possible.

9. La redynamisation du MERCOSUR (réunissant Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay), comme aussi celle du Pacte andin ou des marchés communs d’Amérique centrale et des Caraïbes, constitue sûrement la voie d’intégration en blocs régionaux susceptibles de faire contrepoids à l’hégémonie états-unienne. Mais pour s’affranchir de cette dernière et se renforcer, ces régionalisations devront obéir à une logique différente, placée au service des peuples. Elles devront notamment s’adapter aux exigences propres du développement de leurs économies ; se construire sur des bases sociales solides ; être conçues de façon autonome, démocratique, soucieuse des droits des individus et des peuples, mais aussi de l’environnement ; répondre aux besoins des peuples par des programmes publics volontaristes d’autosuffisance alimentaire, de santé, d’éducation, d’infrastructure… ; créer les mécanismes adéquats de péréquation des ressources assurant une réduction aussi rapide que possible des inégalités intra- et internationales ; trouver les formes appropriées de coopération et d’harmonisation des décisions…

10. La ZLÉA est la négation pure et simple des droits humains, et notamment de celui des peuples à disposer d’eux-mêmes, pilier de la Charte internationale des droits de l’homme10. La Déclaration sur le droit au développement, inspirée des Pactes relatifs aux droits de l’homme, réaffirme le droit inaliénable des peuples à la « pleine souveraineté sur toutes leurs richesses et ressources naturelles »11. La protection et la promotion des droits de l’homme étant une obligation des États, il est inadmissible que ces derniers appliquent des politiques ou concluent des accords économiques qui contreviennent aux instruments internationaux en matière de droits de l’homme. C’est pourquoi le Centre Europe-Tiers Monde (CETIM) et l’Association américaine de juristes (AAJ) exhortent les gouvernements des pays latino-américains à rejeter la ZLÉA, en tout cas dans sa forme actuelle, afin que les droits des peuples latino-américains et caribéens à décider souverainement et à rester maîtres de leur devenir collectif soient respectés.

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