Les biotechnologies et les accords du GATT sur la propriété intellectuelle

11/11/1995

Monsieur le Président,

Il est devenu banal d’affirmer que les biotechnologies sont appelées à jouer un rôle majeur au 20e siècle. Lors du Forum de Rio, plusieurs intervenants ont cependant souligné l’importance d’agir en la matière avec la plus grande prudence si l’on veut que les potentiels ouverts par ces nouvelles techniques ne s’avèrent pas plus néfastes que positifs pour l’humanité. Or malheureusement, les récents accords du GATT, notamment l’extension prévue du système des brevets au domaine du vivant, laissent craindre le pire et risquent d’avoir les plus sérieuses répercussions sur les populations pauvres du tiers monde qui pratiquent l’économie informelle, au mépris de leurs droits économiques, sociaux et culturels les plus élémentaires et vitaux.

Initialement, rappelons-le, les droits de propriété intellectuelle (DPI) devaient être exclus du GATT. Faisant bon marché des objections des pays en développement et des ONG, un Accord sur les ADPIC (Accord sur les Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce) a néanmoins été introduit de force dans le document final du GATT.

Nous nous en tiendrons ici à la question des brevets.

Partout les gens innovent et créent. A dire vrai, ce sont les plus pauvres qui doivent se montrer les plus créatifs pour assurer jour après jour les conditions de leur survie inlassablement menacée. Mais les ADPIC s’imposent par une vision particulièrement restrictive des choses:

1) Le préambule précise d’emblée que les droits de propriété intellectuelle (DPI) sont exclusivement des droits privés. Cette notion exclut toutes sortes de connaissances, idées et inventions qui sont issues de la «communauté intellectuelle» de paysans villageois, de tribus forestières ou même d’un groupe de scientifiques travaillant dans une université publique. Les ADPIC constituent par conséquent un mécanisme visant à privatiser le bien commun intellectuel et à dépouiller la société civile de ses facultés intellectuelles afin que les entreprises puissent monopoliser l’intelligence.

2) L’article 27, alinéa 1 stipule ensuite que, pour être reconnue comme droit de propriété intellectuelle, une invention doit être susceptible d’application industrielle. Cette condition exclut ainsi tous les secteurs qui produisent et créent en marge de l’organisation industrielle de la production. Autrement dit, les droits de propriété intellectuelle ne sont reconnus qu’à la condition que le savoir et l’invention soient susceptibles de générer des profits, mais non lorsqu’ils sont destinés à couvrir des besoins sociaux.

3) Le titre même de l’Accord introduit enfin une la limitation supplémentaire aux DPI en ajoutant: «qui touchent au commerce». Etant donné que la plupart des inventions tombées dans le domaine publique sont destinées à l’usage domestique, local et public et non pas aux échanges internationaux et étant donné que les multinationales innovent uniquement pour accroître leurs parts du marché mondial, les droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce reconnus par l’OMC ne serviront qu’à institutionnaliser le droit des multinationales à monopoliser toute la production, toute la distribution et tous les profits au détriment de l’ensemble des citoyens et des petits producteurs du monde entier ainsi que des pays du tiers monde.

Monsieur le Président,

L’Accord sur les ADPIC, comme les MIC (Mesures concernant les investissements) d’ailleurs, auront de plus pour effet d’affaiblir les capacités déjà limitées des Etats de définir souverainement une politique de développement adaptée à leur contexte.

Examinons rapidement certains articles des ADPIC:

a) L’article 2, alinéa 1 stipule que les parties se conformeront aux article 1 à 12 et à l’article 19 de la Convention de Paris. Une manière de forcer la main des Etats qui, pour des raisons souvent parfaitement justifiées, se refusaient d’adhérer à cette Convention.

b) L’article 27, alinéa 1 déjà cité stipule que «un brevet pourra être obtenu pour toute invention, de produit ou de procédé, dans tous les domaines technologiques, à condition qu’elle soit nouvelle, qu’elle implique une activité inventive et qu’elle soit susceptible d’application industrielle.» Cette disposition annule les réserves prévues dans les législations nationales sur les brevets aux fins de protéger l’intérêt public et l’intérêt national.

Certes l’article 27 prévoit un réexamen de l’étendue du champ d’application des brevets et des objets brevetables quatre années après l’entrée en vigueur du texte. L’absence de structure démocratique au sein de l’OMC comme une lecture attentive du texte de cet article font craindre cependant que ce réexamen soit mis à profit par les multinationales pour élargir l’étendue de leur domination monopolistique. Nous développons ce point en note dans les copies écrites de la présente intervention 1.

c) Le même article 27, en son alinéa 3 stipule que «les membres prévoiront la protection des variétés végétales par des brevets, par un système sui generis efficace, ou par une combinaison de ces deux moyens.» Cette universalisation du régime des brevets a lieu d’inquiéter. En pratique, cette disposition risque d’avoir pour effet d’interdire aux paysans de conserver les semences de leur propre exploitation ou de les obliger à payer des redevances dans les cas où ils le feraient. Elle impliquera le transfert de fonds additionnels des pays pauvres vers les pays riches et risque d’aggraver sérieusement la crise de la dette du tiers monde qui, du coup, se verront soumis à de nouvelles conditionalités du FMI, cela va sans dire2 .

d) L’article 46 des ADPIC prévoit que les autorités judiciaires compétentes devraient être habilitées à ordonner la destruction, ou la mise hors circuit, de toute marchandise produite en contrevenant à un DPI reconnu, ainsi que la destruction des matériaux et équipements ayant servi à sa fabrication. Rien ne limite les moyens qui pourront être mis en oeuvre dans ce domaine et rien ne protégera les citoyens et les pays du tiers monde contre les prérogatives sans limites dont on propose d’investir l’OMC.

e) En cas de plainte pour violation des DPI, l’article 34 du document prévoit en outre le renversement de la charge de la preuve si l’objet breveté est un procédé, contrairement au régime juridique normal où l’accusé est présumé innocent jusqu’à preuve du contraire.

Or, dans le domaine de l’agriculture, des conséquences à la fois absurdes et foncièrement injustes sont à craindre. Les multinationales déposent actuellement des brevets très étendus pour des variétés végétales visant à protéger leurs droits sur les moindres traits et caractéristiques des variétés. En vertu de la clause qui prévoit le renversement du fardeau de la preuve, il devient juridiquement possible pour une société de poursuivre jusqu’au paysan qui aura initialement apporté les semences sous l’accusation de violer le brevet au regard d’un trait particulier! Aucune des dispositions de l’accord sur les ADPIC n’offre de protection aux paysans dans une telle situation.

Et lorsqu’on ajoute à cette situation la possibilité signalée ci-dessus d’user de mesures de rétorsion, une pratique que l’OMC entend institutionnaliser, les multinationales disposeront d’un instrument extrêmement puissant pour assujettir toute l’agriculture et toute la production à leur domination monopolistique.

Ce régime n’est pas fondé sur le libre échange mais sur la liberté des entreprises d’user de pratiques commerciales restrictives.

En conclusion:

Prises ensemble, ADPIC et MIC aggravent les déséquilibres structurels entre le Nord et le Sud. A travers les ADPIC, les gouvernements du Nord cherchent à imposer des pratiques commerciales restrictives aux autres pays afin de protéger leurs propres entreprises. A travers les MIC, ils cherchent à obliger les pays du tiers monde à supprimer toute mesure visant à protéger leurs entreprises commerciales et industrielles contre les pratiques commerciales restrictives des multinationales. Les pratiques restrictives des multinationales se voient ainsi encouragées dans le GATT au moyen des ADPIC et des MIC.

Ce serait faire preuve de déterminisme que de tabler sur une croissance linéaire permanente des flux commerciaux internationaux et une baisse tout aussi constante de la production nationale. Il arrive fréquemment que des impératifs écologiques, des troubles sociaux, politiques et militaires perturbent les échanges internationaux. Les sociétés devraient se prémunir contre des impondérables et des imprévus de ce type. Ce qui sera déterminant au 21e siècle ce seront en effet les inventions qui permettront aux communautés de survivre à ces périodes de crises. Les ADPIC accentuent la fragilité sociale et écologique et empêchent les citoyens ordinaires et les pays de trouver leurs propres solutions aux problèmes et de répondre à leurs propres besoins.

Le tiers monde a protesté. D’après lui, les DPI n’ont pas leur place dans le cadre de négociations commerciales internationales. En plus, les domaines de l’agriculture, de la biodiversité et de la biotechnologie sont des cas particuliers. Les DPI sont un domaine très controversé. Le débat doit évoluer dans le sens d’une résolution démocratique visant à protéger la santé des populations et les droits en matière d’environnement. Etablir une OMC alors que la question essentielle des DPI n’est toujours pas réglée revient à déclarer que seules les multinationales ont des droits et que les citoyens n’en ont aucun. Il n’est pas forcément trop tard pour revenir en arrière. Il le faut même!

Pour les paysans, le droit sur les semences est un droit positif et non pas négatif, un droit objectif, pas une concession.

Lors d’énormes manifestation en Inde tout au cours de l’année 1993, les paysans ont mis en avant une autre approche. Par rapport aux semences, ils ont notamment revendiqué des Droits communs de propriété intellectuelle (DCPI). D’après eux, une société qui exploite leur savoir local ou des ressources locales sans l’autorisation des communautés locales est coupable de piraterie intellectuelle.

L’affirmation positive de droits communs de propriété intellectuelle offre la possibilité de définir un système sui generis axé sur les droits des paysans qui dérivent du rôle qu’ils jouent dans la protection et l’amélioration des ressources génétiques végétales. Dès lors, le terme efficacité voudrait dire efficacité dans le contexte spécifique de chacun des différents pays. Il y aurait alors de la place pour une variété de systèmes de DPI. Or, une telle diversité des régimes juridiques est seule capable d’assurer la protection de la diversité biologique et culturelle des sociétés paysannes à travers le tiers monde. La diversité des DPI capables d’accommoder différents systèmes, y compris des régimes fondés sur des DCPI, refléterait différents modes de production et de dissémination du savoir dans différents contextes. Des systèmes sui generis ne pourraient pas se contenter d’établir la protection positive des droits des fermiers en tant que sélectionneurs de végétaux, ils devraient également régler les rapports entre les DCPI qui traduisent les préoccupations des paysans du tiers monde et les régimes de DPI issus du penchant occidental pour les procédures d’application individualisées et légalistes qui ne sont guère favorables aux types de créativité communs aux sociétés rurales du tiers monde. Ces rapports devraient être conçus de manière à être efficaces dans la prévention de l’exploitation systématique des ressources biologiques du tiers monde et du savoir biologique du tiers monde, tout en préservant le libre échange des connaissances et des ressources entre les communautés paysannes du tiers monde.

Catégories Cas Déclarations Droits des paysans DROITS HUMAINS
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