L’élargissement de l’ALBA ouvre la perspective de régionalisations alternatives à la mondialisation néo-libérale

11/11/2007

1. Le 4 décembre 1986 et après plusieurs années de travail acharné, la Déclaration sur le droit au développement a été approuvée par une écrasante majorité d’Etats, soit avec 146 voix pour, sur les 155 votes exprimés, une dizaine d’abstentions et une seule opposition, celle des Etats-Unis. Ce document, réaffirmant haut et fort le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à choisir librement le système politique, économique, social qui leur convenait, oppose, à la compétition entre pays, leur coopération pour orienter le développement vers le noble objectif d’une pleine satisfaction de tous les droits humains à l’échelle de la planète entière. Un développement dont les êtres humains deviennent le centre, les sujets et les acteurs par l’action collective et démocratique, et ce dans tous les domaines de la vie sociale et notamment dans la production. Vingt ans après, ce texte n’a même pas fait l’objet d’une commémoration officielle et semble rester lettre morte. Alors que le groupe de travail constitué à son propos piétine dans un débat de plus en plus scolastique, son contenu semble reprendre en revanche quelque peu racine sur le terrain. C’est le cas notamment en l’Amérique latine avec des initiatives comme l’Alternative bolivarienne pour les Amériques, ou ALBA (qui signifie « aube » en espagnol).

2. Il semble loin le temps où, sous la pression de Washington, l’Organisation des États américains excluait Cuba du cercle des « démocraties » pour « incompatibilité avec le système inter-américain ». Aujourd’hui, ce sont les États-Unis qui paraissent isolés. Après des décennies de dictature militaire, puis de pillage néo-libéral, les peuples d’Amérique latine se rebellent, avec pour conséquence directe le « virage à gauche » de plusieurs gouvernements : Venezuela, Bolivie, Brésil, Uruguay, Chili, et récemment Nicaragua et Équateur. En Argentine, c’est la révolte populaire qui a stoppé l’ultra-libéralisme. Au Mexique, au Pérou et au Salvador, la gauche a frôlé la victoire lors des élections, et pourrait fort bien l’emporter dans un proche avenir. Même en Colombie, où depuis des années le pouvoir, appuyé par les États-Unis, tente en vain d’écraser les guérillas, un front de forces progressistes se dessine. Un aspect moins connu, et pourtant tout aussi fondamental, de ces avancées de la gauche latino-américaine est l’ALBA. Il est utile de tirer les leçons de ces évolutions intervenues en Amérique latine, où les peuples sont parvenus, grâce à leur mobilisation, non seulement à empêcher l’entrée en vigueur de la Zone de Libre-Echange des Amériques (ZLEA-ALCA-FTAA), mais encore à passer à l’offensive, en lançant l’ALBA, alternative aux régionalisations conçues comme des courroies de transmission de la mondialisation néo-libérale.

La déroute de l’ALCA
3. L’ALCA entendait établir entre les pays d’Amérique – à l’exception de Cuba – une zone de libre-échange, dont l’objectif aurait été la libéralisation de la circulation des capitaux et des marchandises et l’établissement d’un cadre légal au pillage du continent par les transnationales2. Il ne s’agissait pas d’une initiative latino-américaine : elle avait été conçue dès 1990 par l’administration états-unienne de G. Bush, puis relancée par celle de G. W. Bush au Sommet des Amériques de 2001. Visant officiellement à « promouvoir le développement social dans l’équité », le but du traité fut cependant présenté plus prosaïquement au Congrès des États-Unis comme devant « garantir à nos entreprises le contrôle d’un territoire allant du Pôle Nord à l’Antarctique et y assurer un libre accès, sans obstacles ni difficultés, à nos produits, services, technologies et capitaux »3. Complément du réseau de bases militaires implantées sur le continent, l’ALCA représentait le volet économique de la stratégie globale de réorganisation de l’hégémonie des États-Unis sur le système mondial, où le contrôle de l’« hémisphère occidental » est pour eux primordial. S’inscrivant dans l’esprit des plans d’ajustement structurel du FMI et la discipline de l’OMC, elle cherchait à étendre l’ALENA (Accord de Libre-Échange de l’Amérique du Nord). L’intégration de l’Amérique latine au sein d’un accord qui soumet les plus faibles à une logique ne fonctionnant qu’au bénéfice des plus forts ne saurait constituer une solution à sa crise structurelle. L’ALCA était une attaque contre les droits des peuples à la démocratie, à la souveraineté et au développement.

4. Les négociations des avant-projets d’accord ont brillé par leur manque de transparence : aucun peuple américain – ni ses représentants au Parlement – n’a été informé, consulté ou appelé à se prononcer sur ce traité. La souveraineté nationale était menacée, tout spécialement par le chapitre relatif aux investissements – réplique de l’Accord multilatéral sur les Investissements (AMI) –, qui ne prévoyait pas seulement d’octroyer des privilèges exorbitants aux propriétaires du capital, mais qui déniait aussi à l’État récipiendaire du capital étranger le droit de poser des contraintes aux investisseurs ou aux spéculateurs. Les droits sociaux des travailleurs étaient absents du texte de l’ALCA, lequel choisissait de reproduire en son sein la dichotomie du système mondial capitaliste : celle de marchés intégrés globalement dans toutes les dimensions, sauf pour le travail. Les dangers extrêmement graves que l’ALCA faisait peser sur les peuples d’Amérique latine ont provoqué la montée des oppositions de ces derniers4. Leurs résistances ont convergé de tous les secteurs des sociétés civiles : partis, syndicats, mouvements sociaux, indigènes, féministes, écologistes… La mobilisation des comités de lutte et les manifestations ont permis d’informer et d’organiser les peuples de la région. Appuyés par cet élan, des États (Cuba et Venezuela) ont formulé des critiques radicales contre ce projet destructeur, tandis que d’autres (Brésil notamment) ont renégocié le calendrier et retardé l’échéance, en rappelant qu’une autre intégration est possible. L’estocade fut portée, lors du IVe Sommet des Amériques de 2005 en Argentine, par le refus des pays du Mercosur de signer l’ALCA. Aujourd’hui les traités de libre-échange bilatéraux avec les Etats-Unis avec certains pays d’Amérique latine, contre lesquels la lutte continue sur tout le continent, reviennent en force et sont beaucoup plus pernicieux que ne peut l’être l’ALCA.

La mise en route de l’ALBA
5. Sous l’impulsion de Cuba et du Venezuela, la contre-attaque prit la forme de l’ALBA. Il s’agit fondamentalement d’une régionalisation destinée à renforcer l’autonomie des peuples d’Amérique latine et à contribuer à la construction d’un monde multipolaire. L’ALBA a été lancée le 14 décembre 2004 à La Havane par les présidents Hugo Chávez Frías et Fidel Castro Ruz. L’adhésion de la Bolivie, officialisée le 29 avril 2006, à La Havane, par la signature de l’accord par le président Evo Morales Ayma, a encore élargi cette alliance. Les trois pays, les plus « radicaux » du continent, viennent d’être rejoints tout récemment, le 11 janvier 2007, par le Nicaragua du Président nouvellement élu Daniel Ortega. Les relations se sont particulièrement développées entre Cuba et le Venezuela. Un Plan stratégique prévoit notamment la fourniture par Cuba de services médicaux gratuits, ainsi que la formation de dizaines de milliers de médecins et spécialistes en technologies de la santé au Venezuela et, par ce dernier, la réactivation de raffineries de pétrole à Cuba et l’accélération des transferts de technologie entre les deux compagnies pétrolières, Petroleos de Venezuela S.A. (PDVSA) et Cuba Petroleo (Cupet). La coopération entre ces deux pays s’étend désormais à une large gamme de domaines, allant du co-financement d’infrastructures de télécommunications aux industries minières et sidérurgiques, à l’agro-alimentaire, aux transports et au tourisme. De plus, elle implique de fortes baisses de barrières tarifaires et non tarifaires, ainsi que des incitations aux investissements directs étrangers effectués par leurs entités publiques respectives.

6. Au-delà de la consolidation des relations entre les quatre pays signataires, cette régionalisation est porteuse de très profondes transformations à l’échelle du continent, en jetant les bases d’une nouvelle forme d’intégration, fondée non plus sur les valeurs capitalistes de profit et de pillage par les transnationales, mais, au contraire, sur celles de coopération, de solidarité et de complémentarité. La promotion d’un développement placé au service des peuples, grâce à la diversification économique, à la conquête de la souveraineté alimentaire et à l’essor des secteurs sociaux de santé et d’éducation, vise à améliorer les conditions de vie des plus pauvres et à construire une aire enfin débarrassée de ses maux actuels (misère, malnutrition, analphabétisme, sous-emploi…), ce qui implique nécessairement le dépassement du capitalisme réellement existant. L’une des innovations mises en œuvre consiste en un « fonds de compensation pour la convergence structurelle », dont le but est de traiter de manière préférentielle les pays pauvres en leur octroyant des aides pour financer des investissements et subventionner leurs productions orientées vers le marché national ou vers l’exportation.

7. Parallèlement, les négociations continuent d’avancer pour intégrer en une seule entreprise pétrolière continentalisée, PétroAmérica, les activités des compagnies publiques de la région, en particulier PDVSA (Venezuela), Cupet (Cuba), YPFB (Bolivie), Petrobras (Brésil), EnarSA (Argentine), PetroEcuador (Équateur) et PetroTrin (Trinidad et Tobago). Une telle évolution permettrait à ces pays de peser plus efficacement dans les négociations énergétiques internationales, mais également de définir des stratégies alternatives de renouvellement des sources d’énergie et de préservation de l’environnement. Un autre projet important pour l’avenir du continent est celui de la « Banque du Sud », laquelle devrait fonctionner d’une façon différente de la logique des banques capitalistes et permettre à la fois de réduire la dette extérieure et de financer le développement. Dans le domaine des médias, la création en juillet 2005 de Telesur, chaîne de télévision par satellite associant le Venezuela, l’Argentine, l’Uruguay et Cuba, a permis de rompre le monopole médiatique étatsunien et de donner accès à une information alternative.

8. Grâce à l’ALBA et à cette série d’initiatives ou de projets alternatifs, la voie est belle et bien ouverte pour la constitution d’un bloc régional en Amérique latine susceptible de faire contrepoids à l’hégémonie étatsunienne, tout en faisant respecter les droits des peuples du continent à décider souverainement et à rester maîtres de leur devenir collectif. Cette intégration, conçue dans l’esprit de Simon Bolivar et de José Martí – qui déclarait : « la patrie, c’est l’humanité » –, a en effet choisi de respecter la souveraineté et le droit à l’auto-détermination de chaque État-nation signataire de l’ALBA.

Pour des régionalisations alternatives placées au service des peuples
9. La solidarité de tous les peuples – du Sud comme du Nord – dans l’édification d’une civilisation universelle ne peut pas reposer sur l’assistance ou l’affirmation qu’il est possible de négliger les conflits d’intérêts opposant les classes et les nations. Cette solidarité ne peut passer que par le dépassement des lois et valeurs du capitalisme réellement existant. Les organisations régionales d’une mondialisation alternative devront renforcer l’autonomie et la solidarité des peuples des cinq continents ; perspective qui contraste avec celle des modèles dominants actuels de régionalisation conçus comme des blocs constitutifs de la mondialisation néo-libérale. Plus de cinquante ans après la conférence de 1955, l’exigence monte d’un nouveau Bandung des peuples victimes du système mondial capitaliste. Ce front de solidarité ne doit pas opposer les peuples du Sud à ceux du Nord. Au contraire, il devrait constituer le socle d’un internationalisme global les associant tous dans la construction d’une civilisation commune, respectueuse de leur diversité.

10. Partant du constat que le libre échange, favorisant les plus forts, est l’ennemi de l’intégration régionale et que cette dernière ne peut être réalisée selon ses règles, il est nécessaire de définir les conditions d’une coopération alternative au sein de chaque grande région du monde, en liaison avec l’action des mouvements sociaux. En Amérique latine, face à l’agressivité des transnationales, les peuples inscrivent la question de l’intégration régionale dans une perspective nouvelle, fondée sur des avantages non plus comparatifs, mais coopératifs. Ce sont des principes politiques qui doivent fonder cette coopération afin de promouvoir le développement, et non pas des règles imposées par le couple FMI-Banque mondiale et l’OMC. Des leçons de cette expérience sont certainement à tirer par les autres continents, même si les situations diffèrent d’une région à l’autre. En Afrique, l’aspiration à l’unité est présente, tout comme la conscience de l’impossibilité d’une résistance isolée face aux pressions des forces dominantes du néo-libéralisme. Néanmoins, les multiples institutions d’intégration y restent inefficaces – les plus actives étant d’ailleurs celles héritées des périodes de la colonisation et de l’apartheid. L’Union africaine et son programme économique et social (NEPAD) ne sont pas une solution de résistance collective. Les sociétés civiles doivent prendre conscience de la nécessité de dépasser leurs divisions. Pour ce qui concerne les pays nord-africains des pourtours méditerranéens, les accords Euro-Méditerranée constituent également un exemple de régionalisation menée aux dépends des peuples du Sud. En Asie, pour faire face à la mondialisation néo-libérale, des initiatives populaires réunissant de nombreuses organisations des sociétés civiles ont été engagées dans la plupart des pays pour envisager une autre intégration régionale. Ces mouvements ont débouché, notamment, sur l’élaboration d’une charte populaire visant au renforcement de la coopération dans les échanges.

11. Dans ces conditions, il est opportun de formuler les recommandations suivantes. Pour l’Amérique latine, il convient d’élargir les campagnes de soutien à l’ALBA, pour mettre définitivement en échec la stratégie étatsunienne de l’ALCA, promouvoir l’indépendance et le développement des peuples dans la justice et le respect de leurs spécificités, et construire une intégration fondée sur la coopération et la solidarité. En Afrique, des mouvements sociaux des sociétés civiles continuent à se mobiliser pour lancer des campagnes pour la paix de façon à mettre fin au plus tôt aux conflits existants, pour se départir des conceptions de l’intégration fondées sur l’ethnie ou la culture, articuler les actions entreprises aux niveaux régional et national et proposer des alternatives d’initiative africaine. Pour l’Asie, il est important de contrecarrer la compétition des dynamiques d’accumulation du capital entre pays, de renforcer les liens de solidarité entre les travailleurs dans les différents pays, de développer les circuits économiques locaux entre la production et la consommation, de promouvoir les sciences et les techniques pour la construction d’un futur meilleur des sociétés paysannes. Pour être efficace, ces nouvelles coopérations doivent surtout exprimer la solidarité des peuples et des gouvernements – du Sud comme du Nord – qui résistent au néo-libéralisme et qui cherchent ensemble des alternatives réelles dans la perspective de construire un système mondial multipolaire5 et de mettre en œuvre le droit au développement.

Catégories Cas Déclarations DROITS HUMAINS Sociétés transnationales
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