« Lutte contre la pauvreté »: l’alibi des mondialisateurs

11/11/2005

1. En 1980, la Banque mondiale estimait qu’il y avait 800 millions de personnes vivant dans une pauvreté absolue dans le monde en développement. Dans son premier grand rapport sur la pauvreté, en 1990, elle estimait le nombre de pauvres absolus à 633 millions (chiffre pour 1985). Ses statistiques les plus récentes, publiées au printemps de 2004, parlent de 1,482 milliard de pauvres absolus en 1980. Ces chiffres et, surtout, ces raisonnements en disent long sur l’ambiguïté qui règne dans le discours sur la pauvreté.

2. Concept aux définitions multiples et aux méthodologies innombrables pour la mesurer et l’étudier, la pauvreté reste ouverte à tous les abus imaginables. Les statistiques de la Banque mondiale ne sont sans doute pas plus incorrectes que d’autres. Ce qui paraît certain, c’est que la Banque mondiale n’avait pas de données empiriques solides au moment où elle a lancé sa ‘lutte contre la pauvreté’ en 1990. Ensuite, en vue des objectifs du millénaire qui veulent réduire la pauvreté extrême de moitié d’ici 2015, elle préfère ‘corriger’ ses chiffres anciens afin de présenter un bilan quelque peu positif.

3. Selon la Banque, la pauvreté a diminué de moitié depuis 1981 (de 41 % à 21 % de la population dans les pays en développement). C’est très improbable, mais ce qu’il importe de savoir, c’est que la pauvreté est une réalité double. D’abord, elle est une réalité pénible pour des centaines de millions d’êtres humains dans le monde qui n’ont pas de quoi vivre décemment. Ensuite, elle est aussi une construction sociale, un discours toujours subjectif sur ce qu’elle est et sur ce que devraient être les pauvres. C’est pourquoi il ne peut exister de chiffres ‘corrects’ sur la pauvreté, car chaque définition, chaque mesure véhicule et traduit les valeurs de leurs auteurs2.

Développement économique et social : encore une priorité ?

4. Aujourd’hui, « la lutte contre la pauvreté » est devenue la grande priorité de toutes les organisations multilatérales du développement. Or, cette lutte contre la pauvreté présente des caractéristiques particulières qui confirment une constante historique. En effet, aujourd’hui comme hier, le discours sur la pauvreté a une fonction politique et il est tout à fait dissocié de la réalité que vivent les pauvres. Nous en voulons pour preuve le discours de la Banque mondiale qui a proposé, en 1990, une stratégie de lutte contre la pauvreté sans fondement empirique et en introduisant un discours sur la mondialisation qui renforce et élargit le ‘Consensus de Washington’. Si la pauvreté n’a jamais été absente du discours des organisations internationales, dans le passé, la réponse à y donner était le développement. Aujourd’hui, la réponse est devenue ‘lutte contre la pauvreté’ et le développement, en fait, a disparu.

5. L’analyse du discours de la Banque mondiale et du PNUD révèle, en effet, que le développement économique et le développement social n’ont plus de raisons d’être. Pour ces organisations, l’économie est devenue une partie de la nature, une réalité extérieure qui n’appartient plus au domaine d’intervention de l’Etat. Comme la nature, elle est essentielle à notre survie, mais nous ne pouvons pas en changer les lois. Tout ce que nous pouvons faire, c’est l’observer pour mieux la comprendre et la respecter et pour créer les conditions qui permettent aux marchés de faire leur travail. C’est pourquoi il nous faut aujourd’hui des Etats forts avec des institutions efficaces pour attirer les investissements étrangers, pour protéger les droits des propriétaires, pour favoriser la concurrence. La ‘bonne gouvernance’ veut dire que les pouvoirs publics recherchent avec la société civile – y compris les entreprises – un consensus pour réaliser cet objectif. L’Etat n’a donc plus à intervenir dans la vie économique, sauf pour fixer les règles qui favorisent les marchés, y compris le marché du travail.

6. Quant au développement social, il est autrement défini. La lutte contre la pauvreté est conceptualisée de telle façon que la protection sociale traditionnelle peut être condamnée. Celle-ci ne protégerait que les travailleurs privilégiés des secteurs modernes et elle pénaliserait les pauvres en dressant des barrières à leur entrée sur le marché du travail. « La sécurité sociale ne représente peut-être pas le meilleur emploi qu’un pays en développement peut faire des ressources dont il dispose. Les versements profitent généralement aux employés du secteur structuré et non pas aux couches les plus pauvres de la population3. » « La réduction de la pauvreté tend encore à être identifiée avec la sécurité sociale ou la protection sociale … partant peut-être de bons sentiments, mais inefficace … 4». Aujourd’hui, les salaires minimum doivent être éliminés parce qu’ils sont trop élevés pour les pauvres. De plus, la sécurité sociale permet aux travailleurs de s’y installer, sans incitants à leur prise de risque. Or, si la protection sociale d’aujourd’hui se situe dans le contexte d’une gestion de risque, celui-ci est aussi un facteur de production à encourager.

7. Par conséquent, le filet de sécurité doit devenir un trampoline qui permet aux pauvres de saisir les opportunités du marché et de se prendre en charge. La pauvreté est définie comme étant multidimensionnelle, ce qui permet d’éliminer le revenu des solutions à rechercher. La lutte contre la pauvreté est considérée comme étant dans l’intérêt commun de la communauté internationale, de façon à permettre aux organisations internationales de s’en occuper et de contrôler l’ensemble des politiques intérieures des pays pauvres. Quant au développement social, pour la Banque mondiale il est devenu développement sociétal et vise les arrangements sociaux – les institutions – qui permettent aux gens de contribuer à et de bénéficier de la croissance. Il ne s’agit donc pas de mécanismes de protection, mais des institutions sociétales qui favorisent le développement et la croissance.

Des PAS aux PRSP

8. La pratique des PRSP (Poverty Reduction Strategy Papers)5 confirme cette analyse et révèle, encore mieux que le discours, la cohérence du projet de lutte contre la pauvreté. En effet, les PRSP sont avant tout un prolongement des programmes d’ajustement structurel (PAS). Les politiques des institutions de Bretton Woods n’ont pas changé. Elles continuent de prôner les équilibres macro-économiques, l’élimination des déficits budgétaires et la lutte contre l’inflation, la libéralisation des échanges, les privatisations, les dérégulations, la libre circulation des capitaux. Aujourd’hui, ces conditions sont légitimées parce qu’elles sont imposées au nom d’une lutte contre la pauvreté. Les politiques sociales des PRSP se limitent à l’éducation et aux soins de santé, souvent fournis par le secteur privé, car les pouvoirs publics ‘ne sont pas en mesure de tenir leurs promesses’. Ce que l’on ne trouve que très rarement dans les PRSP, c’est la façon dont les pauvres peuvent acquérir un revenu. En effet, le revenu n’est plus de la responsabilité des pouvoirs publics. Certes, la croissance doit être mieux répartie, ce qui veut dire que les pauvres doivent pouvoir y contribuer. La redistribution des revenus n’est plus à l’ordre du jour, ni par ailleurs les droits sociaux.

9. Quant aux Objectifs du Millénaire (MDG), nous savons qu’ils ne pourront pas être réalisés en 2015. De plus, le lien entre les PRSP et les MDG est quasi-inexistant. Les MDG sont loin d’être ambitieux et s’ils ne peuvent être réalisés à moyen terme, on se demande à quelle échéance les PRSP pourront avoir un premier résultat. Quant au plan d’action du sommet social de Copenhague (1995), même s’il a été réaffirmé lors du sommet social + 5 de Genève (2000), il est presque oublié. Les références utilisées aujourd’hui sont Monterrey, Doha et Johannesburg. Il n’y aura probablement pas de sommet Copenhague + 10.

Dogme inchangé au sommet des institutions financières et commerciales internationales

10. A travers l’analyse du discours sur la pauvreté et la pratique des PRSP se révèle la cohérence du projet de lutte contre la pauvreté. Il s’agit d’un projet de mondialisation néolibérale, politique autant qu’économique. La Banque mondiale et le Fonds monétaire International (FMI), aidés aujourd’hui par l’Organisation mondiale du Commerce (OMC), s’efforcent de construire et de développer un marché mondial où la concurrence est libre et où les nations peuvent offrir les conditions les plus avantageuses aux sociétés multinationales. La lutte contre la pauvreté remplace la citoyenneté sociale, source d’’empowerment’ collectif, et permet de garder intact ou de restaurer un ordre social jugé naturel. Comme l’ajustement structurel, la lutte contre la pauvreté vise avant tout les classes moyennes – les privilégiés – et fait des pauvres des alliés potentiels des classes mondialisées. La lutte contre la pauvreté, thème consensuel par excellence, fait disparaître le développement en tant que projet national de modernisation et d’émancipation, et élimine les élites nationales, les syndicats autant que les entrepreneurs. Les pauvres, communautarisés, vivant de leur capital social, deviennent les acteurs d’un changement qui se limite à consolider une société duale, avec des riches et des pauvres.

11. La lutte contre la pauvreté permet de présenter le développement comme enfin intégré, comme conciliant de façon équilibrée les dimensions économiques et sociales du développement. Le développement devient ‘holistique’, bien que, en réalité, il est devenu synonyme de croissance. La lutte contre la pauvreté, dans un tel contexte, est le pendant social, l’âme de la mondialisation économique.

12. La Banque mondiale s’est appropriée tous les concepts des mouvements progressistes pour le tiers-monde : lutte contre la pauvreté, empowerment, participation, développement social… Aujourd’hui, elle commence à étudier les inégalités. Beaucoup d’ONG s’y laissent prendre, en pensant que la signification des mots est immuable. Or, c’est en analysant la dynamique du sens que l’on peut démasquer et dénoncer des politiques qui ne visent que l’essor des marchés, au détriment des sociétés. La lutte contre la pauvreté et contre les inégalités est nécessaire, certes, mais au moyen d’un développement économique et d’un développement social, en engageant la solidarité du monde riche.

Pauvreté intégrée, inégalités intégrales

13. Par conséquent, la lutte contre la pauvreté n’est pas le développement et n’est pas une lutte contre les inégalités. Il convient de faire la différence entre ces trois politiques, toutes nécessaires au Nord comme au Sud. Car il est impossible d’avoir des politiques similaires dans des conditions tout à fait divergentes. Une lutte contre la pauvreté dans un pays où le taux de pauvreté est supérieur à 50 % n’est pas possible moyennant des politiques ciblées. Dans ces pays, il faut du développement, de la croissance favorable aux pauvres et des politiques de redistribution, au niveau national et mondial, qui limitent les inégalités. Car la pauvreté n’est pas seulement un déficit de développement, elle est aussi la conséquence de la concentration extrême des richesses. C’est pourquoi la croissance ne peut jamais suffire.

Dans les pays du Nord, le développement devra avant tout être ‘durable’, c.-à-d. écologiquement responsable. Ici, il s’agit moins de croissance que du développement d’activités qui cessent d’épuiser les ressources naturelles. La lutte contre la pauvreté sera ciblée, certes, mais en n’oubliant pas que la prévention reste essentielle. Par exemple en Belgique, une part considérable de la population tomberait sous le seuil de la pauvreté s’il n’y avait pas un Etat-providence efficace et redistributeur. De plus, si la lutte contre la pauvreté peut et doit être multidimensionnelle, la pauvreté, elle, est avant tout un déficit de revenu. Si on l’oublie, on risque de déboucher sur des approches psychologisantes et culturelles.

Conclusion

14. La pauvreté est une réalité à la fois extrêmement simple et extrêmement compliquée. Simple, parce qu’elle se définit comme un déficit de revenu qui est relativement facile de résoudre. Compliquée, parce que les non-pauvres, voire les riches, cherchent à la définir moyennant des concepts qui ne mettent pas en danger leurs privilèges. Ainsi, la pauvreté est devenue une idée théorique dont le champ de signification s’étend à l’infini et qui rend les pauvres non-identifiables. Les façons dont nous voyons les pauvres sont le résultat d’une construction sociale. Le regard politique perçoit les pauvres en fonction des préoccupations majeures de l’époque et qui ne sont pas celles des plus démunis. La pauvreté est comme un miroir, un instrument de la pensée politique pour exposer son idéal. C’est pourquoi elle ne vient à l’ordre du jour politique que pour des raisons bien spécifiques6. Selon le fondateur de la sociologie de la pauvreté, Georg Simmel, la lutte contre la pauvreté répond toujours aux besoins des non-pauvres7.

15. Dans ce contexte, l’établissement d’une distinction entre « extrême pauvreté » et pauvreté non seulement ne résout rien, mais de plus elle brouille les pistes, puisque par ce raisonnement on occulte la contradiction qui existe entre la richesse et la pauvreté. De la sorte, elle ne permet pas de s’attaquer aux racines-mêmes du problème qui résident dans l’imposition des politiques néolibérales et l’organisation injuste et inégalitaire des mécanismes économiques et sociaux. C’est pourquoi, il est plus qu’urgent – en priorité – de réformer les institutions financières et commerciales internationales, notamment le FMI, la Banque mondiale et l’OMC, de revoir leurs politiques et programmes et de les soumettre aux recommandations de Copenhague et à la Charte de l’ONU.

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